Sivut kuvina
PDF
ePub

mécomptes, je considère que l'aberration la plus grande, la plus funeste que nous pûssions commettre serait une politique d'hostilité préconçue et systématique contre nos voisins d'outre-Manche.

Je sais bien que ce langage ne correspond pas aux manifestations ordinaires du sentiment public chez nous. Comme nous avons également ou presque également souffert de la politique allemande, nous avons pris l'habitude de récriminer avec une égale âpreté, suivant l'occasion, soit ici, soit dans la presse, contre l'Angleterre et contre l'Allemagne.

C'est là, messieurs, de la politique de sentiment ou de ressentiment, autant dire de la politique purement impulsive, la plus dangereuse, à mon avis, à laquelle nous puissions nous laisser aller.

Il est tout à fait déraisonnable de vouloir que la France soit simultanément, je ne dis pas l'ennemic, mais l'adversaire, l'antagoniste de l'Allemagne et de l'Angleterre, car une parcille politique conduirait fatalement à une coalition très redoutable pour notre sécurité.

Ce qui serait raisonnable, au contraire, ce serait de regarder un peu moins dans le passé et un plus loin dans l'avenir, de reconnaître les causes de conflits qui apparaissent à l'horizon et de nous dire que les événements pourront, à très bref délai peut-être, nous mettre dans l'obligation de choisir.

Messieurs, je ne prédis pas et surtout je n'appelle pas la guerre, j'aime la paix autant que l'honorable M. Jaurès lui-même qui l'a célébrée à cette tribune, il y a quelque temps, dans le plus beau langage. Mais il me permettra de lui dire que j'y crois un peu moins que lui.

M. Jaurès fondait ses espérances de paix durable, de paix éternelle sur le groupement des puissances d'Europe qui se font contrepoids et neutralisent ainsi leurs antagonismes. C'est là, je pense, une garantie peu sûre et en tout cas bien courte.

L'honorable M. Millevoye vous disait tout à l'heure les causes de conflits qui fermentent dans les Balkans. Ce ne sont pas les seules et ce ne sont pas les plus graves. Il y a, dans les perspectives de l'avenir, tel événement inéluctable, prochain peut-être, qui doit bouleverser fatalement cet équilibre, et il est au moins douteux qu'un équilibre nouveau puisse se reconstituer sans de très graves conflits.

Eh bien! si ces conflits, qu'il ne faut pas appeler, mais qu'il faut prévoir, viennent à se produire, et si la France, qui ne peut se désintéresser de ces problèmes, se trouve entraînée par la force irrésistible des choses, à prendre parti dans ces querelles, il peut arriver que l'intérêt bien entendu de notre pays, nous détermine à nous ranger du côté où l'Angleterre combattrait contre un ennemi commun. Oh! je ne dis pas que nous devions dès aujourd'hui prononcer notre choix, c'est assez de réserver notre liberté. Mais je dis qu'il est d'une diplomatie prévoyante de diriger, d'aménager notre politique extérieure, de manière à écarter de nos voies, aux heures décisives, toute cause de litige, toute chance de conflit entre l'Angle

terre et nous.

Et c'est pourquoi je désire si ardemment voir résoudre cette question du Maroc, depuis trop longtemps ouverte, cette question du Maroc qui est un nid a querelles, et à des querelles de la plus dangeureuse espèce.

S'il m'appartenait d'émettre un avis dans la question, je vous dirais que la solution qui me paraît la meilleure, serait ce qu'on appelle en langage diplomatique un protocole de désintéressement, qui serait signé par

les trois puissances intéressées à la question du Maroc : l'Espagne, l'Angleterre et la France.

M. FRANÇOIS DELONCLE. Comme celui de Therapia.

M. JULES DElafosse. Cette convention présenterait un double avantage pour nous : d'abord de fermer nettement la porte à toute intervention ultérieure des autres puissances; enfin d'assurer, ce qui nous importe le plus, l'indépendance politique et l'intégrité territoriale du Maroc.

Je ne suis pas de ceux qui pensent que la France doit conquérir le Maroc ou consentir à le partager. La conquête, dans l'état actuel du monde, serait une opération des plus hasardeuses et elle nous causerait, je le crains, plus d'embarras qu'elle ne nous apporterait de profits. Quant au partage, de quelque façon qu'il se fît, ce serait toujours une duperie. Nous ne pouvons oublier que nous sommes sur une étendue de 1.200 kilomètres les voisins immédiats du Maroc, et que cette qualité de voisins nous donne une situation prépondérante et privilégiée que le partage ne pourrait qu'amoindrir.

Par conséquent, notre intérêt qui est aussi notre devoir est de ne pas vouloir, de ne pas permettre qu'une puissance quelconque s'établisse soit sur le littoral du Maroc, soit à l'intérieur du pays, parce que ces usurpations ne pourraient s'accomplir qu'à notre détriment.

J'ajoute que s'il y a des négociations engagées sur l'état futur du Maroc, le devoir le plus impérieux du négociateur français serait, non seulement de proclamer en principe, mais de stipuler par traité, la neutralité absolue, la neutralité intangible du couloir qui fait communiquer l'Atlantique avec la Méditerranée. C'est là une garantie essentielle à la liberté du monde, et j'espère que le Gouvernement y tiendra la main.

La question diplomatique une fois résolue, il nous resterait à faire ce que j'appelle la conquête pacifique du Maroc. C'est là une conséquence naturelle de notre voisinage, qu'il appartient à l'initiative privée et non plus à la politique de réaliser.

J'ai toujours pensé, et j'ai plusieurs fois soutenu cette thèse à la tribune, que la méthode de colonisation la plus féconde et la plus sûre, la seule, en somme, qui ne comporte ni sacrifices ni déboires, est celle qui s'opère par voie commerciale.

Il y a quelque vingt ans, je citais en exemple la colonie libre que nous avions alors en Egypte, colonie forte de 18.000 de nos nationaux, qui faisait avec la France, un commerce annuel de plus de 120 millions. Nous avons une autre colonie du même genre à Plata, dont je ne sais pas l'importance numérique, mais dont le commerce annuel avec la France approche, je crois, de 400 millions. Je souhaite simplement qu'on en fasse autant pour le Maroc.

Il dépend de nos commerçants, de nos industriels, de tous ceux qui ont l'esprit d'initiative, de pénétrer le Maroc, de le conquérir par infiltration, d'en faire, par la diffusion de notre influence et de notre commerce, un prolongement de notre colonie algérienne et d'obtenir ainsi tous les effets heureux de la conquête, sans qu'il y ait eu besoin de porter la moindre atteinte à l'intégrité et à l'indédépendance de ce pays.

Voilà, messieurs, ce que j'avais à dire de la question du Maroc. Je vous remercie de l'attention profonde que vous avez bien voulu me prêter, et s'il m'est permis de l'interpréter comme un asquiescement aux idées que je viens d'exposer, je serais infiniment heureux que M. le Ministre des Affaires étrangères voulut bien me faire une réponse conforme à ces vues.

M. LE PRÉSIDENT.

La parole est à M. Charles Benoist.

M. CHARLES BENOIST. Messieurs, M. le Ministre des Affaires étrangères est entré au quai d'Orsay avec le cabinet Brisson en juin 1898; et depuis lors plusieurs ministères se sont succédé; mais il s'est, lui, toujours succédé à lui-même; il a ainsi dépassé les « années de Pierre », je veux dire qu'il est resté au pouvoir plus longtemps que le duc Decazes, plus longtemps que M. Drouyn de Lhuys; voici bientôt cinq années et l'on pourrait presque dire « les cinq ans de M. Delcassé », comme on dit en Espagne « les cinq ans d'O'Connell ».

Pendant ces cinq années, quelle politique a suivie M. le Ministre des Affaires étrangères? Ou plutôt, a-t-il réellement suivi une politique?

Si tel ou tel de ses prédécesseurs, ce que je n'examine pas et ce que je ne me permets pas de rechercher, mais quand bien même tel ou tel de ses prédécesseurs n'eût pas eu une politique très arrêtée, il eût peutêtre été excusable; car peut-être serait-ce le temps qui leur aurait manqué. Mais M. Delcassé est venu, et il a vécu. Si encore tels prédécesseurs de ces prédécesseurs eux-mêmes n'en eussent pas suivi, eux non plus, peut-être admettrait-on qu'ils en aient été empêchés par l'embarras de choisir; car il s'est trouvé un moment où nous avons dû choisir entre une politique continentale et une politique coloniale, entre une politique de concentration et une politique d'expansion, entre la politique de la France, telle qu'elle nous était donnée par l'histoire, et la politique d'une plus grande France à dessiner et à réaliser.

Mais si, à un certain moment, la question a pu se poser, elle ne se posait plus depuis 1880 ou 1881. Depuis Jules Ferry, depuis la Tunisie, depuis le Tonkin, depuis nos entreprises dans l'Afrique centrale, depuis Madagascar, le choix était fait.

Avions-nous eu raison de le faire, avions-nous eu tort? Encore une fois la question ne s'en posait plus. Peu à peu, par l'effet du temps, cette plus grande France s'était ébauchée, puis s'était formée et il semblait que nous fussions arrivés à l'instant où il n'y aurait plus à l'étendre, mais à la consolider, à en délimiter les frontières, à en relier les parties, a la cristalliser en quelque sorte et à l'organiser. Par là même, le moment approchait aussi où l'on pouvait croire que les deux politiques allaient se rejoindre pour être menées en quelques sorte parallèlement, que l'une allait servir au développement de l'autre, et que, dans ces conditions, il n'y aurait plus à choisir entre la politique continentale et la politique coloniale, mais que l'on verrait la politique continentale et la politique coloniale se prêter un mutuel concours et se corroborer l'une par l'autre.

Messieurs, c'est à peu près à ce point que nous en étions en 1898. Les républicains modérés léguaient ainsi aux gouvernements qui les suivraient une France matériellement accrue et politiquement plus forte.

Une France plus forte, car il s'était produit, dans l'intervalle, un évènement considérable qui n'était pas moins que l'alliance franco-russe; et cette alliance venait faire contre-poids et apporter un frein à la triple alliance.

Dans ce que l'on a dit ici sur la triple alliance, il y avait des choses très exactes et d'autres choses qui l'étaient peut-être moins.

M. JAURÈS. Il en est de même de toute parole humaine.

M. CHARLES BENOIST. On a eu raison de dire que la triple alliance n'avait peut-être jamais revêtu un caractère délibérément et nettement ARCH, DIPL. 1903. 3' SÉRIE, T. LXXXVI.

4

agressif contre nous; que, peu à peu, elle avait pris un caractère de moins en moins offensif, et qu'en somme elle n'était guère qu'une sorte de contral d'assurance réciproque sur la base du statu quo territorial.

Mais je doute, en revanche, qu'on ait très bien saisi le véritable caractère de la triple alliance, qui était, qui demeure, si je ne me trompe et je ne pense pas me tromper une convention militaire à trois, si ce n'est même à quatre, puisqu'on affirme qu'un memorandum anglo-italien a prévu le cas d'une coopération de l'Angleterre et de l'Italie pour le maintien du statuo quo dans la Méditerranée et dans les mers adjacentes.

Quoi qu'il en soit, avant 1892, nous étions donc isolés, tout seuls en face de la triple alliance: et cet isolement, ce « splendide isolement » pouvait bien avoir sa grandeur; mais il avait aussi ses périls et ses menaces. Nous étions devant l'Europe dans une situation, ce n'est pas moi qui dirait humiliée, mais tout au moins précaire. Trop d'incidents le montraient à chaque instant; des conflits qui se renouvelaient comme s'ils se commandaient et s'engendraient par séries, soit sur notre frontière des Vosges, soil sur notre frontière des Alpes, et il n'était pas jusqu'au ton de détachement affecté avec lequel on parlait de nous qui n'eût quelque chose de blessant, parfois même d'angoissant.

Ainsi parlait, par exemple, M. Crispi, quand, à Palerme, ne pouvant se dispenser de mentionner la France, il saluait en elle «<le sympathique sourire de la civilisation! >>

Ah ! l'on semait sur nous des fleurs à profusion, et l'on en couronnait, on en couvrait la France, fêtée en amuseuse, mais comme pour le plaisir et, au besoin, pour le sacrifice!

C'est dans cette situation instable et délicate que nous fûmes jusqu'à ce que la double alliance vînt faire contrepoids à la triple alliance. Et ce pays devra une longue reconnaissance à ceux qui l'ont préparée et conclue, au Président Carnot, à M. de Freycinet et à M. Ribot.

En contractant cette alliance avec la Russie, ils ont véritablement restauré un équilibre européen; grâce à elle, grâce à eux, nos relations avec les puissances sont allées s'améliorant, par un effet naturel de cette bienveillance qu'inspire et que conseille la force.

Avec l'Allemagne, nos relations se sont adoucies à ce point que nous avons pu conduire de concert une action en Chine, et que, si nous ne nous sommes pas entendus avec elle pour d'autres tentatives, ce n'est peutêtre pas faute qu'elle ne l'ait désiré.

De même, avec l'Italie, nos relations sont allées constamment se raffermissant; les rapports commerciaux ont été repris et cette détente, à son tour, a entraîné celle des rapports diplomatiques. C'est là certainement un résultat dont on ne peut que se réjouir, à la condition pourtant de n'en pas tirer trop de conséquences et de ne pas greffer dessus trop tôt trop d'illusions.

Voilà la vérité historique, facile à établir par la simple chronologie: 1879, accord austro-allemand; 1882, accord italo-autrichien. Ainsi, ce n'est pas la triple alliance qui est venue faire à la double alliance comme un contre-poids nécessaire et salutaire ; c'est, au contraire, la double alliance qui est venue mettre à la triple alliance ce frein dont l'Europe manquait. Que, même auparavant, la triple alliance n'ait pas été toujours nouée dans une pensée d'agression, je le veux bien; mais si, depuis 1892, elle s'est montrée de moins en moins offensive, c'est peut-être qu'au mois de mars 1890, M. de Bismark était tombé, et c'est peut-être qu'au mois de

février 1891, M. Crispi l'avait suivi dans la retraite. Mais, c'est surtout, messieurs, que quelque chose s'était produit, que les chancelleries n'ignoraient probablement pas avant que les gouvernements ne l'eussent proclamé et que les peuples ne l'eussent appris; et ce quelque chose, c'est que la double alliance s'élevait à présent en face de la triple alliance.

La double alliance était donc pour nous tout d'abord un gage, une garantie de paix, mais elle était en même temps plus et mieux; au moins je n'ose pas dire un instrument d'entreprise, mais elle était un coefficient d'action.

Cet instrument, ce coefficient, comment s'en est-on servi, à quoi l'a-ton fait servir ? Vous aviez, Monsieur le Ministre des Affaires étrangères, à entreprendre ou à agir non point en Europe peut-être et peut-être pas même aux confins de l'Europe, mais hors d'Europe. Or, vous avez tenté diverses voies, mais dans aucune vous n'avez su persévérer.

Vous êtes allé à Mitylène, mais vous en êtes revenu plus vite que vous n'y étiez allé. Je ne vous reprocherai pas Fachoda car je veux respecter, même ici, la chronologie: mais en Chine, au Siam, dans l'Afrique centrale, dans l'Afrique septentrionale, en Tripolitaine, au Maroc, qu'avezvous fait, ou que faites-vous, ou qu'allez-vous faire ?

Les cinq années dernières il s'est d'ailleurs produit un autre événement aussi considérable, à un autre point de vue et dans un autre genre, que la conclusion de l'alliance franco-russe; c'est la guerre du Transvaal.

Pendant trois de ces cinq années où vous avez occupé le pouvoir, notre adversaire disons notre concurrente, l'Angleterre - s'est vue plongée dans un embarras dont on a pu croire pendant un moment qu'il lui serait malaisé de sortir.

Que vous n'ayez rien fait pour augmenter positivement, directement, cet embarras, je le comprends; mais permettez-moi de vous dire que vous avez cependant poussé un peu trop loin la complaisance.

Peut-être avez-vous alors fait preuve envers l'Angleterre d'une bienveillance excessive, et peut-être n'avez-vous pas fait vis-à-vis d'elle et pour la France tout ce que vous deviez et pouviez faire.

Je ne vous citerai qu'un seul fait en vous demandant de nous dire d'un mot s'il y faut croire: Pendant la guerre du Transvaal, le gouvernement hollandais, obligé par l'Angleterre de retirer son consul à Prétoria, ne vous a-t-il pas prié de vous charger de la protection de ses nationaux au Transvaal et n'avez-vous pas refusé ?

Schwarzenberg disait, Monsieur le Ministre, que l'Autriche étonnerait le monde par son ingratitude ; j'ai peur que vous ne l'ayez, vous, étonné par votre incertitude.

Vous avez également surpris nos adversaires et nos amis, qui vraiment ont essayé de s'expliquer votre inaction. C'était l'heure pourtant; l'heure d'agir, agir ne signifiant en l'espèce que traiter, que parler!

Je disais donc que nos adversaires et nos amis avaient été également surpris de voir que nous ne profitions pas de l'occasion pour entamer avec l'Angleterre une conversation qu'il eût été utile d'engager sur plus d'un point; pour lui parler, par exemple, des affaires du Niger ou des affaires du Siam, puisque aussi bien, on devait en parler tôt ou tard. J'ajoute que si nos amis, en même temps que surpris, ont été un peu attristés, nos adversaires s'en sont ostensiblement réjouis. Eh bien il est un mot de Bismarck que sans doute quelques-uns d'entre vous se rappellent.

« EdellinenJatka »