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à l'étendre et à l'élargir, n'esquivant ni les difficultés ni les objections, certain d'en avoir raison en définitive.

Riche de son propre fonds, il semble ne devoir son érudition qu'à lui-même, sans l'avoir empruntée à autrui; c'est moins dans la partie historique du droit qu'il se complait que dans les profondeurs intimes de la raison naturelle et d'une logique rigoureuse. S'il eut recours aux anciens interprètes de la jurisprudence, dont assurément il n'ignorait pas les travaux, du moins en témoignait-il peu, dédaignant les méthodes paresseuses et fuyant attentivement tout étalage de science; instruit, mais avec discrétion, il ne se payait pas le luxe facile de citations dont nos répertoires abondent; aux autorités de doctrine il préférait quelque raison sérieuse, ne considérant que la loi en elle-même, pour mieux en approfondir le principe.

Mais cette méthode d'exégèse, dont le mérite incontesté s'apprécie par les résultats obtenus, n'est pas à la taille de quiconque aborde la difficile étude de la science juridique; elle ne sera jamais le partage que de quelques esprits tout à fait supérieurs qui trouvent en eux-mêmes, dans la clarté de leur perception et la force de leur raisonnement, l'étincelle qui manque au plus grand nombre. Il faut être ce qu'il fut, juriste éprouvé, froid, réfléchi, grand méditatif, pour ser s'élever jusqu'à ces abstractions sublimes.

Quant au commun des légistes, appelé à des destinées moins hautes, quelques bons commentaires comme de VOET, de DOMAT ou de POTHIER, seront toujours des guides bien sûrs, auxquels nous avons trop d'obligations pour les laisser dans l'oubli. A ceux-là nous redirons cette leçon réconfortante du sage DAGUESSEAU : « Malheur au magistrat qui ne craint point de préférer - sa seule raison à tant de grands hommes et qui, sans autre guide que - la hardiesse de son génie, se flatte de découvrir d'un simple regard et de percer du premier coup d'oeil la vaste étendue du droit, sous l'autorité duquel nous vivons." (XIII Mercuriale, t. Ier, p. 157.)

De tous ses réquisitoires, il n'en est pas un seul qui ne soit un modèle de méditation profonde et de puissante dialectique, en même temps que de rigoureuse exactitude. Rarement il entrait dans une discussion, sans en déterminer au préalable la base et en préciser les contours, d'après les éléments de fait spéciaux à la cause, avec une habileté de composition et un art si particuliers, qu'il semblait aisé à chacun d'y entrer de confiance avec lui, pour en déduire immédiatement toutes les conséquences. Toujours maître de sa pensée, le calme de son discours venait ensuite comme un témoignage de sa bonne foi et une garantie de son désintéressement.

Il eût été difficile qu'une supériorité aussi incontestée ne l'appelât à des destinées plus hautes encore et jusque dans les conseils du Gouvernement. Sa place s'y trouvait dès longtemps marquée, lorsqu'en 1840, les circonstances politiques l'y portèrent tout naturellement, en même temps que MM. LEBEAU, LIEDTS et ROGIER. Le progrès avec l'ordre pour base, telle fut la devise du nouveau cabinet, et sa réalisation ferme et prudente eût assuré au pays des jours longs et heureux, sans l'attitude ouvertement hostile de la majorité du Sénat, dans son impatience à accommoder l'instruction publique aux exigences Sun parti. Nonobstant toute la modération dont il avait fait preuve et, bien qu'il n'eût donné à ses adversaires aucun sujet d'alarmes, le ministère ne tarda pas à être renversé, moins pour ce qu'il avait fait, que pour ce qu'une oppo

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sition systématiquement tracassière, préparée de longue main, n'avait pu arracher à la fermeté de sa foi politique. (1841, 13 avril.)

Une année de pouvoir, c'était peu; elle suffit cependant à votre ancien procureur général pour donner la mesure de son activité et doter le pays de quelques lois opportunes et sages, dont la première ne fut que la réalisation d'une doctrine savamment énoncée dans un de ses premiers réquisitoires. (22 juin 1837.)

Le meurtre commis en duel, de même que les blessures, échappent-ils à toute répression, à défaut d'une loi spéciale qui les punisse comme tels, ou bien rentrent-ils dans la classification genérale d'homicides et de violences exercées sur les personnes, dans les termes du droit pénal?

Détruire l'édifice élevé par la Cour de cassation de France, dans plus de dix arrêts, avec le concours de MERLIN et de MOURRE, était une entreprise que bien d'autres eussent jugée téméraire; mais votre nouveau procureur général justifia qu'elle n'était au-dessus ni de ses efforts, ni de sa robuste conviction, et son réquisitoire, dont vos Chambres réunies adoptèrent les conclusions, demeurera comme un modèle de métaphysique transcendante appliquée à l'étude des lois.

Chose étrange, dont apparemment nous ne verrons pas le retour, par un hasard singulier, à l'heure même où vous assuriez la répression de tout un ordre d'infractions que le législateur semblait, comme à dessein, avoir passées sous silence, M. le procureur général DUPIN, avec une intrépidité toute gauloise et l'ardeur d'un capitaine à l'assaut, assurait de son côté le triomphe de la même thèse devant une autre Cour de cassation, et le spectacle offert par ces deux illustrations de la tribune judiciaire, luttant vraisemblablement à leur insu, pour la même cause, dans des camps bien éloignés, avec une conviction. égale, est un exemple aussi plein d'intérêt et d'enseignements que rare dans les fastes judiciaires.

Encore cette décision n'était-elle qu'une première étape vers la solution d'un problème qui divisait profondément la jurisprudence. Ce n'était pas assez de faire rentrer dans le droit commun les atteintes portées à la sécurité des personnes par ces combats singuliers où le droit est mis à l'écart, il restait à combler une lacune très regrettable dans cette partie de la législation.

Réprimer le meurtre commis en duel, avec la même rigueur que l'homicide en général, les soumettre tous deux, non seulement à une juridiction, mais même à une procédure uniforme, c'était tenir peu de compte des caractères propres à chacune de ces infractions, qui les différencient si profondément,

D'autre part, il était opportun d'étendre la prévoyance de la loi plus avant encore et jusqu'aux causes occasionnelles de ces conflits peu réfléchis, en remontant à leur principe même.

Aussi la législature n'a-t-elle pas hésité à faire au duel l'honneur de le dénommer dans le code pénal (8 janvier 1841), et, pour s'y déterminer, elle n'eut qu'à suivre la voie que lui traça le nouveau ministre de la justice.

Elle n'était pas encore délibérée, qu'il lui en présentait une autre justement considérée comme une des plus épineuses de notre édifice judiciaire; son objet était le règlement de la compétence civile, et il eut la satisfaction de la voir adopter presque de toutes voix par les deux assemblées (25 mars 1841.)

Ce vote ne précéda que de peu le dépôt de son portefeuille et vous fûtes

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heureux de lui voir reprendre la direction du parquet qu'il ne devait plus abandonner, pour y travailler, sans fatigue ni relâche, à l'édification de cette jurisprudence qui devait faire sa renommée.

Dans la suite, cependant, peu s'en fallut qu'il n'en fût momentanément distrait par une mission diplomatique à l'étranger, dans des circonstances délicates (septembre 1847), lorsque le Gouvernement qui l'avait désigné reçut de la cour de Rome cet outrage immérité, "que Sa Sainteté ne pouvait, en aucune manière, accepter comme ministre de la Belgique que des personnes qui - auraient offert, par leurs antécédents, beaucoup plus de garanties que celles que lui offraient M. LECLERCQ ".

Témoignage d'intolérance et de basse intrigue, dont le coup retentit douloureusement au cœur du magistrat sans tâche, mais que la conscience publique, qui est l'âme de la nation, ne tarda pas à flétrir avec une rigueur méritée; et jusqu'à ses adversaires politiques mêmes, ils furent obligés de « reconnaître - qu'il était impossible de trouver dans toute l'opinion libérale, j'allais presque - dire dans la Belgique entière, un homme plus respectable et plus considérable que M. LECLERCQ." (M. P. DE DECKER, Ch. des représ., 16 novembre 1847.)

De son côté, le gouvernement, s'associa à ce témoignage de haute valeur, en refusant d'accréditer un autre ministre près du saint-siège.

Il fallut que l'étranger connût notre procureur général bien peu; sans doute ignorait-il que, tout récemment encore, la première compagnie de gens de lettres et de savants du royaume, s'était fait un honneur de lui ouvrir ses rangs, par un hommage dû autant à la sévérité de ses mœurs et à l'élévation de son caractère, qu'à ses goûts littéraires; sa réputation de jurisconsulte ne pouvait qiy grandir et, laissant de côté toute recherche d'ornements plus propres à eblouir qu'à éclairer, l'un des premiers sujets qu'il y développa fut encore emprunté à la Constitution, vers laquelle ses aspirations le rappelaient bien naturellement. Dissertation didactique, pleine de méthode et de science, malheureusement trop peu répandue et qui ne devrait manquer à la bibliothèque d'aucun juriste. (Un chapitre du droit constitutionnel des Belges; Le pouvoir judiciaire, 11 octobre 1852-9 février 1857; Académie royale de Belgique. Mémoires, t. XXVII et XXXI.)

Son talent d'exposition s'y développe dans toute son ampleur ; distinction des droits civils d'avec les droits politiques, compétence du pouvoir judiciaire, attributions de l'ordre administratif, organisation des juridictions contentieuses, souveraineté des Cours d'appel, étendue des fonctions du ministère public, dont lui-même formait si dignement la clef de voûte; toutes ces questions capitales, jusque-là confusément définies, y ont trouvé une solution qu'aucun de vos arrêts, dans la suite, n'est venu infirmer.

Et comme si ce n'était pas assez encore de cette application consciencieuse aux nombreux devoirs de sa charge, bien des fois le gouvernement fit appel à 5 grande autorité en l'associant à divers collèges d'administration publique, que le plus souvent il présidait, tels que la commission pour la publication des anciennes lois (18 avril 1846), ou le conseil de perfectionnement de l'enseignement supérieur (20 septembre 1849), ou la commission de revision du code de commerce (13 août 1855), dont les travaux qui nous sont demeurés attestent toute l'importance.

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Encore n'est-ce là qu'une partie seulement de l'œuvre accomplie par cet esprit supérieur, sans cesse en travail; à côté du labeur apparent, le labeur occulte que peu d'initiés soupçonnent à peine et qui, bien souvent, ne constitue pas le moindre lot; celui-là encore nous offre un contingent considérable d'études, que sa modestie tenait dans l'ombre, de dissertations sur quelque grave problème juridique en contestation, une volumineuse correspondance sur l'instruction publique avec un collègue qu'il avait en haute estime (M. le conseiller STAS), puis d'innombrables réponses à des référés du gouvernement, dont l'ensemble, à lui seul, forme toute une bibliothèque. Trésors d'un prix inestimable, jusqu'ici ignorés de nous tous, mais qu'une main pieuse saura, nous en formons ici le vou, tirer d'un oubli bien peu justifié.

Il n'a été donné qu'à un bien petit nombre d'entre vous, Messieurs, de siéger avec ce collègue de haut savoir et de sage conseil; ils rendront de lui ce témoignage que nul n'a laissé derrière soi un nom plus vénéré; ils diront les regrets que causa sa retraite (1871), l'admiration et le respect de chacun pour cette vertu stoïque qui méprisait l'infortune et les accidents de l'adversité, à l'égal des joies de ce monde.

Les infirmités d'un grand âge, il les a supportées avec l'indifférence d'un philosophe antique, donnant, jusqu'à la dernière heure, l'exemple d'une âme pure, forte et inébranlable. Toujours debout vis-à-vis du devoir, fier et inflexible dans sa foi politique, vous l'entendites, à l'occasion d'un anniversaire encore récent, évoquer au nom des derniers survivants du Congrès national, dont il était le doyen, le souvenir de cette Constitution qui lui était si chère et dont il s'est montré l'un des plus fervents et des plus illustres défenseurs. Morceau de haute éloquence et d'incomparable sagacité politique, qui demeurera comme le sceau de cette longue existence sanctifiée par le travail et le culte de toutes les vertus magistrales.

Il est un autre collègue vers la mémoire duquel notre pensée attristée se porte naturellement et auquel se rattachent, par un lien intime, les souvenirs d'une ancienne et cordiale collaboration.

M. le conseiller DE RONGÉ était entré au sein de cette compagnie, passé vingt ans, précédé d'une réputation qui ne pouvait que se développer parmi vous. Signalé de bonne heure par la supériorité de son intelligence et l'universalité de ses connaissances, dans toutes les étapes de sa longue carrière, il a marqué au premier rang; l'athénée de Bruxelles, dont il fut une des gloires, lui décerna son prix d'honneur et, dès son arrivée au barreau, il se distingua parmi les notables, par l'élégance de sa diction chaude et convaincue, autant que par l'élévation de sa pensée. Ses succès en Cour d'assises, dans quelques causes mémorables, ne sont pas oubliés; ils lui valurent l'insigne honneur d'être appelé par les chefs de la magistrature à servir avec eux la grande cause de la justice et des droits de la société.

Vous savez comment il y fut répondu.

Il ne fit guère que traverser les parquets de Malines et de Mons, pour arriver à celui d'Anvers où, par une heureuse fortune, j'eus l'avantage, que je n'oublierai jamais, de commencer ma carrière à ses côtés et presque sous ses auspices (1850).

Années pleines de charmes entre toutes, mais qui nous furent parcimonieu

sement comptées, car bientôt ses forces ne lui permirent plus de supporter ces grandes luttes oratoires soutenues avec tant d'éclat, et la magistrature assise, qui nous le disputait, s'empressa de lui ouvrir ses rangs.

Près de douze années d'exercice en Cour d'appel achevèrent de lui donner cette maturité de jugement qui ne l'abandonna jamais et de lui faire acquérir dans la présidence des assises cette notoriété qui est le partage des meilleurs.

Aussi est-ce de toutes voix que vous l'appelâtes parmi vous (1867). Cette faveur, accordée à un si petit nombre, il n'eut même pas à la solliciter; vous vous êtes, Messieurs, portés au-devant de ses désirs, certains de ne pouvoir donner vos préférences à aucun autre plus digne, et la magistrature entière, d'accord avec le barreau, a ratifié votre choix.

Organisation riche et expansive, quinze années durant, il partagea vos travaux sans relâche; apportant un art particulier à résoudre les plus graves problèmes juridiques dans une forme toujours pleine d'élégance et de correction et avec une bienveillance innée qui n'excluait jamais l'énergie dans les résolutions. Il personne parmi vous qui n'ait ressenti le doux contact de cette aménité pleine de franchise.

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Encore n'était-ce pas assez pour cette activité qui ne voulut pas connaître le repos. A l'exemple de beaucoup de ses collègues, les loisirs que pouvaient lui laisser les devoirs de sa charge, il acheva de les consacrer avec un rare désintéressement à l'acquittement de nombreux services d'utilité publique, dont la diversité même atteste l'infinie variété de ses aptitudes; dans l'enseignement supérieur et les jurys d'examen, comme dans les administrations des prisons, des hospices et hôpitaux, où sa grande charité et ses principes d'humanité trouvaient une occasion facile de s'épancher; jusque dans le gouvernement de la gent la plus difficile à gouverner, attendu qu'elle est la plus indépendante, le Cercle des artistes où, par une fortune bien rare, il sut encore conquérir l'unanimité des suffrages.

Vous avez été, Messieurs, les témoins de cette longue existence exclusivement vouée à la direction d'un des plus grands intérêts de la nation, et vous avez ressenti avec nous une émotion dont le souvenir douloureux ne s'effacera jamais (1882) quand vous vites cet excellent collègue, sympathique entre tous, frappé à vos côtés en pleine audience, au moment où il achevait un de ces rapports auxquels vous prêtiez si volontiers une attention méritée.

Le sort s'est montré, pour lui comme pour nous, aussi implacable que peu juste; il ne devait pas s'en relever. Ses enfants, dont il était l'idole, et la magistrature entière, sa seconde famille, ne purent s'en consoler.

Aujourd'hui que le sacrifice est consommé et la séparation définitive, laissons à la vénération publique la triste consolation de bénir sa tombe avec un pieux recueillement et inscrivons son nom dans nos archives parmi les serviteurs de la justice les plus dignes et les plus zélés.

Au nom du Roi, nous requérons qu'il plaise à la Cour de reprendre ses

travaux.

Bruxelles, 1er octobre 1889.

Le Procureur général,

MESDACH DE TER KIELE.

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