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POPE.

EN 1688, chez un marchand de toile, rue des Lombards à Londres, naquit une petite créature délicate et maladive, factice par nature, toute fabriquée d'avance pour la vie de cabinet, n'ayant de goût que pour les livres, et qui, dès son bas âge, mit tout son plaisir dans la contemplation des imprimés. Il en copiait les lettres, et ainsi apprit à écrire. Il passa son enfance avec eux en tête-à-tête, et se trouva versificateur dès qu'il sut parler. A douze ans, il avait composé une tragédie d'après l'Iliade, et une ode sur la Solitude. De treize à quinze, il fit un grand poëme épique de quatre mille vers, appelé Alcandre. Pendant huit ans, enfermé dans une petite maison de la forêt de Windsor, il lut tous les meilleurs critiques, presque tous les poëtes anglais, latins, français qui ont un nom, Homère, les poëtes grecs, et quelques-uns des grands dans l'original, le Tasse et l'Arioste dans les traductions,' avec tant d'assiduité qu'il en manqua mourir. Ce n'étaient point des passions qu'il y cherchait, c'était du style; il n'y a point eu d'adorateur plus dévoué de la forme, il n'y a point eu de maître plus précoce de la forme. Déjà son goût perçait; entre tous les poëtes anglais, son favori était Dryden, le moins inspiré et le plus classique. Il apercevait sa voie, un connaisseur, M. Walsh 'l'encourageait en lui disant qu'il y avait encore un chemin ouvert pour exceller; car si les Anglais avaient plusieurs grands poëtes, ils n'avaient jamais eu de grand poëte qui fût correct; et il l'engageait à faire de la correction son

étude et son but.' Il suivait ce conseil, s'exerçait la main par des traductions d'Ovide et de Stace, et par des remaniements du vieux Chaucer. Il s'appropriait toutes les excellences et toutes les élégances poétiques, il les emmagasinait dans sa mémoire; il disposait dans sa tête le dictionnaire complet de toutes les épithètes heureuses, de tous les tours ingénieux, de tous les rhythmes sonores par lesquels on peut relever, préciser, éclairer une idée. Il était comme ces petits musiciens, enfants prodiges, qui, élevés au piano, atteignent tout d'un coup un doigt merveilleux, roulent les gammes, perlent les trilles, font voltiger les octaves avec une agilité et une justesse qui chassent de la scène les plus fameux artistes. A dixsept ans, ayant connu le vieux Wycherley, qui en avait soixante-dix, il entreprit, sur sa demande, de lui corriger ses poëmes, et les corrigea si bien, que celui-ci en fut charmé et mortifié. Il raturait, ajoutait, refondait, parlait franc et tranchait ferme. L'auteur, à contre-cœur, admirait les corrections tout bas, et tâchait tout haut d'en rabaisser l'importance, jusqu'à ce qu'enfin sa vanité, blessée de tant devoir à un si jeune homme et de rencontrer un maître dans un écolier, finit par le retirer d'un commerce où il profitait et souffrait trop. C'est que l'écolier, du premier coup, avait porté l'art plus loin que les maîtres. A seize ans, ses Pastorales témoignaient d'une sûreté de main que personne n'avait, pas même Dryden. A voir ces mots si choisis, ces arrangements exquis de syllabes mélodieuses, cette science des coupes et des rejets, ce style si coulant, si pur, ces gracienses images que la diction rendait encore plus gracieuses, et toute cette guirlande artificielle et nuancée de fleurs qui se disaient champêtres, on pensait aux premières Eglogues de Virgile. M. Walsh déclarait que ce n'était point flatterie de dire qu'à cet âge Virgile n'avait rien fait d'aussi bon.' Quand plus tard elles parurent en

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volume le public fut ébloui. Vous avez déplu aux critiques, écrivait Wycherley, en leur plaisant trop bien.' La même année, le poëte de vingt et un ans achevait son Essay on Criticism, sorte d'art poétique, c'est le poëme qu'on fait à la fin de sa carrière, quand on a manié tous les procédés et qu'on a blanchi dans la critique; et dans ce sujet qui réclame, pour être traité, l'expérience de toute une vie littéraire, il se trouvait d'emblée aussi mûr que Boileau.

Ce musicien consommé, qui débute par une traité d'harmonie, que va-t-il faire de son mécanisme incomparable et de sa science de professeur? Encore est-il bon de sentir et de penser avant d'écrire; il faut une source pleine d'idées vives et de passions franches pour faire un vrai poëte, et à le voir de près on trouve qu'en lui, jusqu'à la personne, tout est étriqué ou artificiel ; c'est un nabot, haut de quatre pieds, tortu, bossu, maigre, valétudinaire, et qui arrivé à l'âge mûr ne semble plus capable de vivre. Il ne peut se lever; c'est une femme qui l'habille; on lui enfile trois paires de bas les unes pardessus les autres, tant ses jambes sont grêles; puis on lui lace la taille dans un corset de toile roide, afin qu'il puisse se tenir droit, et par-dessus on lui fait endosser un gilet de flanelle; vient ensuite une sorte de pourpoint de fourrure, car il grelotte vite, et enfin une chemise de grosse toile très-chaude avec de belles manches. Par-dessus tout cela on lui met un costume noir, une perruque à nœud,† une petite épée; ainsi équipé, il va prendre place à table avec son grand ami lord Oxford. Il est si petit, qu'il faut l'exhausser sur une chaise particulière; il est si chauve, que lorsqu'il n'y a pas de réception il couvre sa tête d'un bonnet de velours; il est si vétilleux et exigeant, que les laquais évitent de faire ses commissions, et que le lord a été obligé d'en renvoyer plusieurs qui

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refusaient de le servir. Enfin le dîner commence. mange trop, en enfant gâté; il veut des mets forts, épicés, et se fait mal à l'estomac. Quand on lui propose de la liqueur, il se met en colère, mais ne manque pas de la boire. Il a tous les appétits et tous les caprices d'un vieil enfant, d'un vieux malade, d'un vieil auteur, et d'un vieux garçon. Vous vous attendez bien à le trouver quinteux et susceptible. Plusieurs fois il a quitté, sans mot dire et sans qu'on sût pourquoi, la maison de lord Oxford et il a fallu excéder les laquais de messages pour le ramener. Si aujourd'hui lady Mary Wortley, son ancienne divinité poétique, est par malheur à table, on ne pourra pas dîner en paix; ils ne manqueront pas de se contredire, de se picoter, de se quereller, et l'un des deux quittera la chambre. On va le chercher et il rentre, mais il n'a pas laissé ses manies à la porte. Il est cautcleux, malin, en avorton nerveux qu'il est; quand il souhaite une chose, il n'ose pas la demander rondement; avec des insinuations et des manoeuvres de style il amène les gens à la mentionner, à la faire venir, après quoi il s'en sert. C'est ainsi qu'il a obtenu un écran de lord Orrery. 'A peine s'il boira une tasse de thé sans stratagème.' Lady Bolingbroke disait qu'il faisait de la diplomatie à propos de carottes et de navets.

Le reste de sa vie n'est pas beaucoup plus noble. Il écrit des libelles contre Chandos, Aaron Hill, lady Mary Wortley, et ensuite ment ou équivoque pour les désavouer. Il a un vilain goût pour l'artifice, et prépare un mauvais tour déloyal contre lord Bolingbroke, son plus grand ami. Il n'est jamais franc, il est toujours occupé d'un rôle; il contrefait l'homme dégoûté, le grand artiste indifférent, contempteur des grands, des rois, de la poésie elle-même. La vérité est qu'il ne songe qu'à ses phrases, à sa réputation d'auteur, et qu'une caresse du prince de Galles va fondre tout son stoïcisme. Je

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viens de lire sa correspondance, il n'y a pas peut-être dix lettres vraies; il est écrivain jusque dans ses épanchements; ses confidences sont de la rhétorique compassée, et quand il cause avec un ami, il songe toujours à l'imprimeur qui mettra ses effusions sous les yeux du public. Même à force de prétention il devient maladroit, et se démasque. Un jour Richardson le trouve occupé à lire un pamphlet que Cibber avait fait contre lui: Ces choses-là,' dit Pope, font mes divertissements;' et pendant qu'il lit, on voit ses traits contractés par la violence de son angoisse. 'Dieu me préserve,' dit Richardson, 'd'un divertissement pareil à celui-là.' En somme, son grand ressort est la vanité littéraire; il veut être admiré, rien de plus; sa vie est celle d'une coquette qui s'étudie à la glace, se farde, minaude, raccroche des compliments, et cependant déclare que les compliments l'ennuient, que le fard salit et qu'elle a horreur des minauderies. Nul élan, rien de naturel ou de viril; il n'a pas plus d'idées que de passions, j'entends de ces idées qu'on a besoin d'écrire et pour lesquelles on oublie les mots. La controverse religieuse et les querelles de parti retentissent autour de lui, il s'en écarte soigneusement; au milieu de tous ces chocs, son principal souci est de préserver son écritoire; c'est un catholique déteint, déiste à peu pres, qui ne sait pas bien ce qu'est le déisme; là-dessus il emprunte à lord Bolingbroke des idées dont il ne voit pas la portée, mais qui lui semblent bonnes à mettre en vers. 'J'espère,' écrit-il à Atterbury,

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que toutes les Eglises sont de Dieu, en tant qu'elles sont bien comprises, et que tous les gouvernements sont de Dieu, en tant qu'ils sont bien conduits. Pour ce qui est du mal qui s'y rencontre ou s'y peut rencontrer, je laisse à Dieu seul le soin de les corriger ou de les reformer. Dans ma politique, ma grande préoccupation est de conserver la paix de ma vie sous quelque gouvernement que je vive; dans ma religion, de conserver la paix de

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