Sivut kuvina
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sur son histoire commencée la pile des in-folio voisins et gambade par-dessus. Il s'amuse à nous désappointer, à nous dérouter par les interruptions et les attentes. La gravité lui déplaît, il la traite d'hypocrite; à son gré, la folie vaut mieux, et il se peint dans Yorick. Chez un esprit bien bâti, les idées défilent en procession avec un mouvement ou une accélération uniforme; dans cette tête bizarre, elles sautillent comme une cohue de masques en carnaval, par bandes, chacune tirant sa voisine par les pieds, par la tête, par un pan d'habit, avec le remue-ménage le plus universel et le plus imprévu. Toutes ses petites phrases coupées sont des soubresauts; on halète à les lire. Le ton ne reste jamais deux minutes le même : le rire vient, puis un commencement d'émotion, puis le scandale, puis l'étonnement, puis l'attendrissement, puis encore le rire. Le malin bouffon tire et brouille les fils de tous nos sentiments, et nous fait aller de ci, de là, baroquement, comme des marion- . nettes. Entre ces divers fils, il y en a deux qu'il tire plus volontiers que les autres. Comme tous les gens qui ont des nerfs, il est sujet aux attendrissements : non qu'il soit vraiment bon et tendre, au contraire sa vie est d'un égoïste; mais à de certains jours il a besoin de pleurer, et nous fait pleurer avec lui. Il s'émeut pour un oiseau captif, pour un pauvre âne qui, accoutumé aux coups, le regarde d'un air résigné, « comme pour lui dire de ne point le battre trop fort, « mais que cependant, s'il veut, il peut le battre. » Il écrira deux pages sur l'attitude de cet âne, et Priam

aux pieds d'Achille n'était pas plus touchant. C'est ainsi qu'il rencontrera dans un silence, dans un juron, dans la plus mince action domestique, des délicatesses exquises et de petits héroïsmes, sortes de fleurs charmantes invisibles à tout autre, et qui poussent dans la poudre du plus sec chemin. Un jour l'oncle Toby, le pauvre capitaine invalide, attrape, après de longs essais inutiles, une grosse mouche bourdonnante qui l'a cruellement tourmenté pendant tout le dîner; il se lève, traverse la chambre sur sa jambe souffrante, et, ouvrant la fenêtre : « Va-t'en, < pauvre diablesse, va-t'en; pourquoi est-ce que je te << ferais du mal? Le monde certainement est assez

large pour nous contenir tous les deux, toi et « moi1. » Cette sensibilité de femme est trop fine, on ne peut la décrire; il faudrait traduire une histoire. entière, celle de Lefèvre par exemple, pour en faire respirer le parfum; ce parfum s'évapore sitôt qu'on y touche, et ressemble à la faible senteur fugitive des plantes qu'on a portées un instant dans la chambre d'un convalescent. Ce qui en augmente encore la douceur triste, c'est le contraste des polissonneries qui, comme une haie d'orties, les environnent de toutes. parts. Sterne, ainsi que tous les gens dont la machine est surexcitée, a des appétits baroques. Il aime les nudités, non par sentiment du beau à la façon des peintres, non par sensualité et franchise à l'exemple de Fielding,

1. Go, poor devil, get thee gone, why should I hurt thee? The world surely is wide enough to hold both thee and me.

non par recherche du plaisir, ainsi que les Dorat, les Boufflers et tous les fins voluptueux qui riment et s'égayent en ce moment de l'autre côté de la Manche. S'il va aux endroits sales, c'est qu'ils sont interdits et point fréquentés. Ce qu'il y cherche c'est la singularité et le scandale. Ce qui l'affriande dans le fruit défendu, ce n'est pas le fruit, c'est la défense; car celui où il mord de préférence est tout flétri ou piqué aux vers. Qu'un épicurien ait du plaisir à détailler les jolis péchés d'une jolie femme, rien d'étonnant; mais qu'un romancier se complaise à surveiller l'alcôve de deux vieux bourgeois rances, à remarquer les suites de la chute d'un marron brûlant dans une culotte, à détailler les questions de la veuve Wadman sur la portée des blessures de l'aine, cela ne s'explique que par le dévergondage d'une imagination pervertie qui trouve son amusement dans les idées répugnantes, comme les palais gâtés trouvent leur contentement dans la saveur acre du fromagé avancé1. Aussi, pour lire Sterne, faut-il attendre les jours de caprice, de spleen et de pluie, où, à force d'agacement nerveux, on est dégoûté de la raison. En effet ses personnages

1. Sterne, Goldsmith, Burke, Sheridan, Moore ont une nuance propre, qui vient de leur sang, ou de leur parenté proche ou lointaine, la nuance irlandaise. De même Hume Robertson, Smollett, W. Scott, Burns, Beattie, Reid, D. Stewart, etc., ont la nuance écossaise. Dans la nuance irlandaise ou celte, on démêle un excès de chevalerie, de sensualité, d'expansion, bref un esprit moins bien équilibré, plus sympathique et moins pratique. Au contraire, l'Écossais est un Anglais un peu affiné ou un peu rétréci, parce qu'il a plus pâti et plus jeûné.

sont aussi déraisonnables que lui-même. Il ne voit en l'homme que la manie, et ce qu'il appelle le dada, le goût des fortifications dans l'oncle Tobie, la manie des tirades oratoires et des systèmes philosophiques dans M. Shandy. Ce dada, à son gré, est comme une verrue, d'abord si petite qu'on l'aperçoit à peine, et seulement lorsqu'elle est sous un bon jour; mais la voilà qui peu à peu grossit, se couvre de poils, rougit et bourgeonne tout alentour; son propriétaire, qui en jouit et l'admire, la nourrit, jusqu'à ce qu'enfin elle se change en loupe énorme, et que le visage entier disparaisse sous l'excroissance parasite qui l'envahit. Personne n'a égalé Sterne dans l'histoire de ces hypertrophies humaines; il pose le germe, l'alimente par degrés ; il fait ramper alentour les filaments propagateurs, il montre les petites veines et les artérioles microscopiques qui s'abouchent dans son intérieur, il compte les palpitations du sang qui les traverse, il explique leurs changements de couleur et leurs augmentations de volume. L'observation psychologique atteint ici l'un de ses développements extrêmes. Il faut un art bien avancé pour décrire, par delà la régularité et la santé, l'exception ou la dégénérescence, et le roman anglais se complète ici en ajoutant à la peinture des formes la peinture des déformations

VI

Le moment approche où les mœurs épurées vont, en l'épurant, lui imprimer son caractère final. Des deux grandes tendances qui se sont manifestées par lui, la brutalité native et la réflexion intense, l'une a fini par vaincre l'autre la littérature, devenue sévère, chasse de la fiction les grossièretés de Smollett et les indécences de Sterne, et le roman tout moral, avant d'arriver dans les mains presque prudes de miss Burney, passe dans les honnêtes mains de Goldsmith. Son Ministre de Wakefield est une idylle en

prose, un peu gâtée par des phrases trop bien écrites, mais au fond bourgeoise comme un tableau flamand. Regardez dans Terburg ou Miéris une femme qui fait son marché, un bourgmestre qui vide son long verre de bière; les figures sont vulgaires, les naïvetés comiques, la marmite est à la place d'honneur; pourtant ces bonnes gens sont si paisibles, si contents de leur petit bonheur régulier, qu'on leur porte envie. L'impression que laisse le livre de Goldsmith est à peu près celle-là. L'excellent docteur Primrose est un ecclésiastique de campagne dont toutes les aventures pendant longtemps consistent

à passer du lit bleu au lit brun. » Il a des cousins au quarantième degré qui viennent manger son dîner et lui emprunter ses bottes. Sa femme, qui a toute l'éducation du temps, est parfaite cuisinière, sait

« EdellinenJatka »