Sivut kuvina
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II

Il a fallu ces passions et ces misères pour inspirer les Voyages de Gulliver et le Conte du Tonneau.

Il a fallu encore une forme d'esprit étrange et puissante, aussi anglaise que son orgueil et ses passions. Il a le style d'un chirurgien et d'un juge, froid, grave, solide, sans ornement, ni vivacité, ni passion, tout viril et pratique. Il ne veut ni plaire, ni divertir, ni entraîner, ni toucher; il ne lui arrive jamais d'hésiter, de redoubler, de s'enflammer ou de faire effort. Il prononce sa pensée d'un ton uni, en termes exacts, précis, souvent crus, avec des comparaisons familières, abaissant tout à la portée de la main, même les choses les plus hautes, surtout les choses les plus hautes, avec un flegme brutal et toujours hautain. Il sait la vie comme un banquier sait ses comptes, et une fois son addition faite, il dédaigne ou assomme les bavards qui en disputent autour de lui.

Avec le total il sait les parties. Non-seulement il saisit familièrement et vigoureusement chaque objet, mais encore il le décompose et possède l'inventaire de ses détails. Il a l'imagination aussi minutieuse qu'énergique. Il peut vous donner sur chaque événement et sur chaque objet un procès-verbal de circonstances sèches, si bien lié et si vraisemblable qu'il vous fera illusion. Les voyages de son Gulliver sembleront un journal de bord. Les prédictions de

LITT. ANGL.

IV-2

son Bickerstaff seront prises à la lettre par l'inquisition de Portugal. Le récit de son M. du Baudrier paraîtra une traduction authentique. Il donnera au roman extravagant l'air d'une histoire certifiée. Par cette science détaillée et solide, il importe dans la littérature l'esprit positif des hommes de pratique et d'affaires. Il n'y en a pas de plus fort, ni de plus borné, ni de plus malheureux; car il n'y en pas de plus destructeur. Nulle grandeur fausse ou vraie ne se soutient devant lui; les choses sondées et maniées perdent à l'instant leur prestige et leur valeur. En les décomposant, il montre leur laideur réelle et leur ôte leur beauté fictive. En les mettant au niveau des objets vulgaires, il leur supprime leur beauté réelle et leur imprime une laideur fictive. Il présente tous leurs traits grossiers, et ne présente que leurs traits grossiers. Regardez comme lui les détails physiques de la science, de la religion, de l'État, et réduisez comme lui la science, la religion et l'État à la bassesse des événements journaliers; comme lui, vous verrez, ici, un Bedlam de rêveurs ratatinés, de cerveaux étroits et chimériques, occupés à se contredire, à ramasser dans des bouquins moisis des phrases vides, à inventer des conjectures qu'ils crient comme des vérités; là, une bande d'enthousiastes marmottant des phrases qu'ils n'entendent pas, adorant des figures de style en guise de mystères, attachant la sainteté ou l'impiété à des manches d'habit ou à des postures, dépensant en persécutions et en génuflexions le surcroît de folie moutonnière et féroce dont le ha

sard malfaisant a gorgé leurs cerveaux; là-bas, des troupeaux d'idiots qui livrent leur sang et leurs biens aux caprices et aux calculs d'un monsieur en carrosse, par respect pour le carrosse qu'ils lui ont fourni. Quelle partie de la nature ou de la vie humaine peut subsister grande et belle devant un esprit qui, pénétrant tous les détails, aperçoit l'homme à table, au lit, à la garde-robe, dans toutes ses actions plates ou basses, et qui ravale toute chose au rang des événements vulgaires, des plus mesquines circonstances de friperie et de pot-au-feu? Ce n'est pas assez pour l'esprit positif de voir les ressorts, les poulies, les quinquets et tout ce qu'il y a de laid dans l'opéra auquel il assiste; par surcroît, il l'enlaidit, l'appelant parade. Ce n'est pas assez de n'y rien ignorer, il veut encore n'y rien admirer. Il traite les choses en outils domestiques; après en avoir compté les matériaux, il leur impose un nom ignoble; pour lui, la nature n'est qu'une marmite où cuisent des ingrédients dont il sait la proportion et le nombre. Dans cette force et dans cette faiblesse, vous voyez d'avance la misanthropie de Swift et son talent.

C'est qu'il n'y a que deux façons de s'accommoder au monde la médiocrité d'esprit et la supériorité d'intelligence; l'une à l'usage du public et des sots, l'autre à l'usage des artistes et des philosophes; l'une qui consiste à ne rien voir, l'autre qui consiste à voir tout. Vous respecterez les choses respectées, si vous n'en regardez que la surface, si vous les prenez telles qu'elles se donnent, si vous vous

laissez duper par la belle apparence qu'elles ne manquent jamais de revêtir. Vous saluerez dans vos maîtres l'habit doré dont ils s'affublent, et vous ne songerez jamais à sonder les souillures qui sont cachées par la broderie. Vous serez attendri par les grands mots qu'ils répètent d'un ton sublime, et vous n'apercevrez jamais dans leur poche le manuel héréditaire où ils les ont pris. Vous leur porterez pieusement votre argent et vos services; la coutume vous paraîtra justice, et vous accepterez cette doctrine d'oie, qu'une oie a pour devoir d'être un rôti. Mais d'autre part vous tolérerez et même vous aimerez le monde, si, pénétrant dans sa nature, vous vous occupez à expliquer ou à imiter son mécanisme. Vous vous intéresserez aux passions par la sympathie de l'artiste out par la compréhension du philosophe; vous les trouverez naturelles en ressentant leur force, ou vous les trouverez nécessaires en calculant leur liaison; vous cesserez de vous indigner contre des puissances qui produisent de beaux spectacles, ou vous cesserez de vous emporter contre des contre-coups que la géométrie des causes avait prédits; vous admirerez le monde comme un drame grandiose ou comme un développement invincible, et vous serez préservé par l'imagination ou par la logique du dénigrement ou du dégoût. Vous démêlerez dans la religion les hautes vérités que les dogmes offusquent et les généreux instincts que la superstition recouvre. Vous apercevrez dans l'État les bienfaits infinis que nulle tyrannie n'abolit et les inclinations sociables que nulle méchanceté

ne déracine. Vous distinguerez dans la science les doctrines solides que la discussion n'ébranle plus, les larges idées que le choc des systèmes purifie et déploie, les promesses magnifiques que les progrès présents ouvrent à l'ambition de l'avenir. On peut de la sorte échapper à la haine par la nullité de la perspective ou par la grandeur de la perspective, par l'impuissance de découvrir les contrastes ou par la puissance de découvrir l'accord des contrastes. Élevé au-dessus de l'une, abaissé au-dessous de l'autre, voyant le mal et le désordre, ignorant le bien et l'harmonie, exclu de l'amour et du calme, livré à l'indignation et à l'amertume, Swift ne rencontre ni une cause qu'il puisse chérir, ni une doctrine qu'il puisse établir; il emploie toute la force de l'esprit le mieux armé et du caractère le mieux trempé à décrier et à détruire toutes ses œuvres sont des pamphlets.

III

C'est à ce moment et entre ses mains que le journal atteignit en Angleterre son caractère propre et sa plus grande force. La littérature entrait dans la politique. Pour comprendre ce que devint l'une, il

1. « L'absence de foi on ne peut le vaincre.

est un inconvénient qu'il faut cacher quand Je me regarde, en qualité de prêtre, comme chargé par la Providence de défendre un poste qu'elle m'a confié, et de faire déserter autant d'ennemis qu'il est possible. » (Pensées sur la religion.)

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