Sivut kuvina
PDF
ePub

ESSAI PHILOSOPHIQUE

SUR

LES PROBABILITÉS.

CET Essai philosophique est le développement d'une leçon sur les probabilités, que je donnai en 1795, aux Écoles Normales où je fus appelé comme professeur, et qui parut dans le Journal des Séances de ces écoles. J'ai publié depuis peu, sur le même sujet, un ouvrage ayant pour titre : Théorie analytique des Probabilités. J'expose ici, sans le secours de l'analyse, les principes et les résultats généraux de cette Théorie; en les appliquant aux questions les plus importantes de la vie, qui ne sont en effet, pour la plupart, que des problèmes de probabilité. On y verra, sans doute avec intérêt, qu'en ne considérant même dans les principes éternels de la raison, de la justice et de l'humanité, que les chances heureuses qui leur sont constamment attachées; il y a un grand avantage à les suivre, et de graves inconvéniens à s'en écarter ces chances comme celles qui sont à l'avantage des loteries, finissant toujours par prévaloir au milieu des oscillations du hasard. Je desire que les réflexions répandues dans cet Essai, puissent mériter l'attention des philosophes, et la diriger vers un objet si digne de les occuper.

De la Probabilité.

Tous les événemens, ceux même qui par leur petitesse, semblent ne pas tenir aux grandes lois de la nature, en sont une suite aussi nécessaire que les révolutions du soleil. Dans l'ignorance des liens qui les unissent au système entier de l'univers, on les a fait dépendre des causes finales, ou du hasard, suivant qu'ils arrivaient et se succédaient avec régularité, ou sans ordre apparent; mais ces causes imaginaires ont été successivement reculées avec les bornes de nos connaissances, et disparaissent entièrement devant la saine philosophie qui ne voit en elles, que l'expression de l'ignorance où nous sommes des véritables causes.

Les événemens actuels ont avec les précédens, une liaison fondée sur le principe évident, qu'une chose ne peut pas commencer d'être, sans une cause qui la produise. Cet axiome connu sous le nom de principe de la raison suffisante, s'étend aux actions même les plus indifférentes. La volonté la plus libre ne peut sans un motif déterminant, leur donner naissance; car si toutes les circonstances de deux positions étant exactement les mêmes, elle agissait dans l'une et s'abstenait d'agir dans l'autre, son choix serait un effet sans cause: elle serait alors, dit Leibnitz, le hasard aveugle des épicuriens. L'opinion contraire est une illusion de l'esprit qui perdant de vue, les raisons fugitives du choix de la volonté dans les choses indifférentes, se persuade qu'elle s'est déterminée d'ellemême et sans motifs.

Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers, comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule, les mouvemens des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir comme le passé, serait présent à ses yeux. L'esprit humain offre dans la perfection qu'il a su donner à l'astronomie, une faible esquisse

de cette intelligence. Ses découvertes en mécanique et en géométrie, jointes à celle de la pesanteur universelle, l'ont mis à portée de comprendre dans les mêmes expressions analytiques, les états passés et futurs du système du monde. En appliquant la même méthode à quelques autres objets de ses connaissances, il est parvenu à ramener à des lois générales, les phénomènes observés, et à prévoir ceux que des circonstances données doivent faire éclore. Tous ses efforts dans la recherche de la vérité, tendent à le rapprocher sans cesse de l'intelligence que nous venons de concevoir, mais dont il restera toujours infiniment éloigné. Cette tendance propre à l'espèce humaine, est ce qui la rend supérieure aux animaux; et ses progrès en ce genre, distinguent les nations et les siècles, et fondent leur véritable gloire.

Rappelons-nous qu'autrefois et à une époque qui n'est pas encore bien reculée, une pluie ou une sécheresse extrême, une cométe traînant après elle une queue fort étendue, les éclipses, les aurores boréales et généralement tous les phénomènes extraordinaires étaient regardés comme autant de signes de la colère céleste. On invoquait le ciel pour détourner leur funeste influence. On ne le priait point de suspendre le cours des planètes et du soleil: l'observation eut bientôt fait sentir l'inutilité de ces prières. Mais parce que ces phé nomènes arrivant et disparaissant à de longs intervalles, semblaient contrarier l'ordre de la nature; on supposait que le ciel les faisait naître et les modifiait à son gré, pour punir les crimes de la terre. Ainsi la longue queue de la comète de 1456 répandit la terreur dans l'Eu rope, déjà consternée par les succès rapides des Turcs qui venaient de renverser le Bas-Empire; et le pape Callixte ordonna des prières publiques dans lesquelles on conjurait la comète et les Turcs. Cet astre, après quatre de ses révolutions, a excité parmi nous un intérêt bien différent. La connaissance des lois du système du monde, acquise dans cet intervalle, avait dissipé les craintes enfantées par l'ignorance des vrais rapports de l'homme avec l'univers; et Halley ayant reconnu l'identité de la comète, avec celles des années 1551, 1607 et 1682, il annonça son prochain retour pour la fin de 1758 ou le commencement de 1759. Le monde savant attendit avec impatience, ce retour qui devait confirmer l'une des

plus grandes découvertes que l'on eût faites dans les sciences, et accomplir la prédiction de Sénèque, lorsqu'il a dit en parlant de la révolution de ces astres qui descendent d'une énorme distance: « Le jour viendra que par une étude suivie de plusieurs siècles, >> les choses actuellement cachées paraîtront avec évidence, et la » postérité s'étonnera que des vérités si claires nous aient échappé.>> Clairaut entreprit alors de soumettre à l'analyse, les perturbations que la comète avait éprouvées par l'action des deux plus grosses planètes, Jupiter et Saturne; après d'immenses calculs, il fixa son passage au périhélie vers le commencement d'avril 1759, ce que l'observation ne tarda pas à vérifier. La régularité que l'astronomie nous montre dans le mouvement des comètes, a lieu sans aucun doute, dans tous les phénomènes. La courbe décrite par une simple molécule d'air ou de vapeurs, est réglée d'une manière aussi certaine, que les orbites planétaires: il n'y a de différence entre elles, que celle qu'y met notre ignorance.

La probabilité est relative en partie à cette ignorance, et en partie à nos connaissances. Nous savons que sur trois ou un plus grand nombre d'événemens, un seul doit arriver; mais rien ne porte à croire que l'un d'eux arrivera plutôt que les autres. Dans cet état d'indécision, il nous est impossible de prononcer avec certitude sur leur arrivée. Il est cependant probable qu'un de ces événemens pris à volonté, n'arrivera pas; parce que nous voyons plusieurs cas également possibles qui excluent son arrivée, tandis qu'un seul la favorise.

[ocr errors]

La théorie des hasards consiste à réduire tous les événemens du même genre, à un certain nombre de cas également possibles, c'està-dire, tels que nous soyons également indécis sur leur existence; et à déterminer le nombre des cas favorables à l'événement dont on cherche la probabilité. Le rapport de ce nombre à celui de tous les cas possibles, est la mesure de cette probabilité qui n'est ainsi qu'une fraction dont le numérateur est le nombre des cas favorables, et dont le dénominateur est le nombre de tous les cas possibles.

La notion précédente de la probabilité suppose qu'en faisant croître dans le même rapport, le nombre des cas favorables, et celui de tous les cas possibles, la próbabilité reste la même. Pour

s'en convaincre, que l'on considère deux urnes A et B, dont la première contienne quatre boules blanches et deux noires, et dont la seconde ne renferme que deux boules blanches et une noire. On peut imaginer les deux boules noires de la première urne, attachées à un fil qui se rompt au moment où l'on saisit l'une d'elles, et les quatre boules blanches formant deux systèmes semblables. Toutes les chances qui feront saisir l'une des boules du système noir, amèneront une boule noire. Si l'on conçoit maintenant que les fils qui unissent les boules, ne se rompent point; il est clair que le nombre des chances possibles ne changera pas, non plus que celui des chances favorables à l'extraction des boules noires; seulement, on tirera de l'urne, deux boules à-la-fois; la probabilité d'extraire une boule noire de l'urne, sera donc la même qu'auparavant. Mais alors, on a évidemment le cas de l'urne B, avec la seule différence, que les trois boules de cette dernière urne, sont remplacées par trois systèmes de deux boules invariablement unies. Ici les cas également possibles ne sont pas les extractions des boules; ce sont les chances qui les amènent et dont la somme supposée la même pour chaque urne, est répartie sur six boules dans la première, et sur trois dans la seconde.

Quand tous les cas sont favorables à un événement, sa probabilité se change en certitude, et son expression devient égale à l'unité. Sous ce rapport, la certitude et la probabilité sont comparables, quoiqu'il y ait une différence essentielle entre les deux états de l'esprit, lorsqu'une vérité lui est rigoureusement démontrée, ou lorsqu'il aperçoit encore une petite source d'erreur.

Dans les choses qui ne sont que vraisemblables, la différence des données que chaque homme a sur elles, est une des causes principales de la diversité des opinions que l'on voit régner sur les mêmes objets. Supposons, par exemple, que l'on ait trois urnes A, B, C, dont l'une ne contienne que des boules noires, tandis que les deux autres ne renferment que des boules blanches. On doit tirer une boule, de l'urne C, et l'on demande la probabilité que cette boule sera noire. Si l'on ignore quelle est celle des trois urnes, qui ne renferme que des boules noires, ensorte que l'on n'ait aucune raison de croire qu'elle est plutôt, C, que B ou A; ces

« EdellinenJatka »