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de ce patriotisme qui constitue la base morale de son œuvre historique.

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« La Normandie où le poète promène ses rêves! » Albert Sorel la dépeint et la chante «< terre des étés lumineux et rafraîchis, du printemps où roulent les rafales, des automnes noyés de pluie, des hivers bouleversés par les ouragans... »; mais il y a aussi la Normandie paysanne, industrielle et productive, et la Normandie, terre de gloire et d'aventures; pays très différencié par l'aspect des lieux, mais homogène par le type social, le type physique même de sa race, si particulier qu'en ces régions de langue d'oïl, où toutes provinces cousinent, Normandie et Normands tranchent sur l'ensemble de la grande famille. « Le centre latin a rayonné à toutes les extrémités..., c'est une contrée qui ne ressemble pas aux autres..., terre grasse, opulente et féconde... Normannia nutrix! »

C'est la patrie des Normands, des grands Normands! Elle a vu naître Corneille et Flaubert, à Rouen; Maupassant à Miromesnil, près de Dieppe; Malherbe à Caen; Eugène Boudin, à Honfleur; Le Play, à la Rivière Saint-Sauveur, « tout près de Honfleur »... Le lieu de naissance est un premier titre le sang en est un autre. Corneille, lui, présente cette double noblesse; Flaubert est Normand par sa mère, née au pays d'Auge, élevée à Honfleur, et par sa grand'mère, une Cambremer de Croix-Mare, nom qui sonne étrangement la basse Normandie; la mère de Maupassant est Normande et la famille est établie dans le pays depuis le milieu du xvIII° siècle... Ainsi, des autres, et de tous.

La terre..., la naissance... Mais Corneille ne serait pas le chef de nom et d'armes reconnu par la Normandie intellectuelle, s'il n'avait su fonder sur des impressions, recueillies dans l'entourage de toute sa vie, l'image des femmes de son pays : dans Polyeucte, Pauline, la femme Normande.

S'agit-il de sauver des ruines une maisonnette et quelques arbres? C'est l'humble toit, ombragé de tilleuls, du pavillon de Croisset, où Flaubert enfanta ses chefs-d'œuvre; et le plaidoyer est superbe qui réclame pour la Normandie « artiste et inquiète », Félicité, la fille au cœur simple; Homais, « que le suffrage universel nous envie »>,

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et Emma Bovary, Normande ayant doublé « l'étape », la fleur « empoisonnée par tous les venins du siècle..., mais la fleur du territoire normand », et cueillie par Flaubert sur « les décombres de ses rêves ». Et Maupassant! ses Romans et ses Contes; n'est-ce pas toute la Normandie? et ce style d'un classicisme définitif. instrument du plus précis des observateurs, et du plus lyrique des poètes..! Le contraste secret de son âme, n'est-ce pas le secret même de l'âme normande? << La même terre alimente le paysan qui la féconde, l'ouvrier qui en transforme les produits, le négociant qui en trafique, le marin qui les exporte, le colon qui tâche d'ouvrir des débouchés..., des savants, des écrivains, des artistes qui, tournant aux aventures et conquêtes de la pensée l'énergie natale, créent de la beauté... et dressent leur monument! >>

De ceux-ci, Albert Sorel. Comme ses aînés, il est de la « terre »; comme eux, il a du sang, un passé familial qui l'enracine très profondément, par atavisme paternel et maternel, aux rives de l'«estuaire ». Et c'est l'hérédité. « Mon père, homme de grand sens et de grande expérience, qui avait fait sa carrière dans l'industrie et le commerce, très fin observateur des affaires..., méfiant de luimême et embarrassé trop aisément par le bavardage et l'aplomb des raisonneurs... ». L'observation, l'audace dans l'entreprise, l'activité, la ténacité, le bon sens seront l'héritage paternel. Mais le legs des ancêtres, « la couvée sourde des rêves lointains, l'étrange écho du passé, l'appétit d'aventures..., la poésie native qui se réveille soudainement au choc des passions... », tous les enthousiasmes seront tempérés par la raison, l'équilibre, la droiture, l'intelligence de la vie et l'intelligence de soi-même ce sont les qualités maternelles.

De sa mère, Albert Sorel ne nous dit rien expressément; mais qu'il trace le portrait de Pauline', celui de la mère de Flaubert, ou de toute autre Normande, l'on devine sa sollicitude à l'égard de celle qu'il devait appeler, comme Corneille,« son plus cher souci ». La femme normande, nous nous la représentons « grave, au profil altier, de belles manières et de haute réserve..., vaillante, saine,

1. « Pauline, c'est ma mère!» aurait dit Sorel, à ses derniers moments. Cf. la notice de M. Georges Picot, sur la vie et les travaux de M. Albert Sorel.

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sensée, entreprenante..., belle en toute modestie et pudeur et digne d'être aimée..., aimante aussi, elle est née pour des temps apaisés et e bonheur ordonné; elle redoute les orages et plus que tous les autres les orages du cœur, l'inquiétude sur l'amour, l'anxiété sur le devoir. Nul étalage de sentiments et de ses troubles intimes: point de tourbillons, ni de vapeurs, comme on disait; point de nerfs, ni de neurasthénie, comme nous disons... elle est la santé même. Viennent les épreuves, les heures où il faut prendre parti de sa vie même, elle sera prête..., c'est la femme forte, affectionnée, la mère, qui porte, où qu'elle aille, ce qu'il y a de plus solide en France, le foyer, dont la flamme ne s'éteint pas. » Sans doute, c'est Pauline, c'est Virginie, c'est Charlotte Corday, mais c'est aussi la Française de France, quelle que soit sa province d'origine, Berri, Champagne ou Lorraine; «< on ne fait pas, sur cet article, aux Françaises la part qui leur revient. »

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La Bruyère eût écrit : « Il est Normand de tout son être, par le contraste de ses traits nobles et rudes, et par la complexité de son âme, profonde et repliée par ses yeux pleins de lumière, que l'on devine facilement humides, que l'on sent doux et dominateurs, sous le front haut, grave, fier, et l'arc broussailleux des sourcils; par son nez proéminent, busqué, entreprenant, excessif; par son sourire contenu, nuancé de tristesse et d'ironie; par son génie qui perce au sublime, d'un coup d'aile... »

Est-ce Corneille? est-ce Sorel? M. Donnay retourne à l'historien le portrait du poète; et la confusion, certes, est permise.

Normand de race, Sorel, reconnaît, chez ses aînés, l'inspiration du terroir et à ce titre, les voue à la gratitude de la « petite patrie »>; à ce titre aussi, la Normandie peut réclamer pour son Panthéon l'auteur des Pages Normandes. C'est le tribut payé à sa province d'origine; à Honfleur, son berceau; à la campagne normande qu'il admire en artiste et décrit en amoureux.

Normand, il l'est aussi, « par l'inquiétude de son esprit raisonneur et méticuleux...

J'épiloguais mes passions... >>

1. Académie Française, séance du 19 décembre 1907: discours de M. Maurice Donnay prenant place au fauteuil de M. Albert Sorel.

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Une voix autorisée 1 a dit récemment comment l'historien est né du poète, et après quelles luttes intérieures. Nous retrouvons dans les Pages Normandes mainte trace de cette inquiétude native, produit du sol, semble dire Sorel. C'est tantôt «le brouillard du Nord que Flaubert a respiré de sa naissance », tantôt « le ciel qui travaille en grisaille », ou encore « la mer avec ses déconcertantes allures, ses surprises, ses infidélités, ses perfidies..., la mer bitumeuse ». Ces images en demi-teinte et en camaïeu ne reflètent-elles pas les tressaillements que causent à ceux qui les portent les grandes œuvres futures » (il le dit de Flaubert), ou les « réveils en sursaut de l'autre âme que chacun porte en soi »> (il le dit de Maupassant); et, n'est-il pas permis de penser à Sorel quand il écrit, après avoir lu la Correspondance où Flaubert exhale ses enthousiasmes, ses émotions et ses doutes : « Combien de jeunes hommes inconnus, aux déceptions muettes... sont restés impuissants... à se délivrer de leurs inquiétudes..., étouffés par le poète qui couvait en eux et qui ne pouvait naître à la vie! »

M. Paul Bourget cherche les raisons de cette inquiétude; il la trouve dans les événements de 1870-71 Sorel les suivait au jour le jour dans les dépêches officielles; la guerre terminée et la paix signée, il voulut s'associer au relèvement moral du pays; il réfréna son imagination qui allait se donner libre carrière et tourna bride. pour devenir historien, alors qu'il était parti pour être romancier.

Ses Romans (il fait de ses héros des Normands et l'action se déroule en Normandie) auront été le premier hommage rendu à sa province, comme les Pages Normandes auront marqué pour lui, << au grand exode de l'été, le moment du retour au port d'attache, le moment d'atterrir... » La richesse des descriptions et des images, l'analyse des caractères, la progression de l'intrigue et la perfection du style faisaient prévoir des chefs-d'œuvre à la Balzac, que le chef-d'œuvre d'histoire permet de ne pas regretter. Disciple direct de Flaubert, Sorel eût été le frère aîné de Maupassant.

1. Académie Française, séance du 19 décembre 1907: discours de M. Paul Bourget répondant à M. M. Donnay.

Ces premières œuvres littéraires ont un cadre historique; dans le Docteur Egra, ce sont les années troubles de 1848 et de 1849; la Grande Falaise embrasse toute la Révolution, et pose ainsi comme le premier jalon de l'Europe et la Révolution. Composés avant la guerre1, les romans annoncent l'historien, comme les Pages Normandes, écrites dans les dernières années de sa vie, le rappellent : lisez le tableau du XVIIe siècle, dans le Discours sur Corneille, synthèse plus magnifique existe-t-elle? Un autre lien marquera encore l'unité de l'œuvre l'étude constante de l'âme humaine. Entre l'analyse de caractères de ses héros imaginaires, dans les livres de début, et celle de l'« état d'âme » de Corneille, de Flaubert et de Maupassant, pour ne citer que les pages principales de son livre posthume, le philosophe qu'était Albert Sorel ne s'est-il pas révélé dans les biographies si profondément fouillées de Montesquieu et de Madame de Staël; et n'a-t-il pas animé sa galerie de la Révolution et de l'Empire, de portraits, crayonnés à la Saint-Simon, psychologie de l'individu, au milieu des tableaux, brossés à la Michelet, psychologie des foules?

Pour rendre cette foule sensible à nos yeux («< il voudrait faire sentir presque matériellement les choses qu'il reproduit »), il emploiera toujours la même image qui revient souvent dans l'Europe et la Révolution: la Mer, l'Océan. Il a la hantise de la foule, et de sa houle.

Homme libre, toujours tu chériras la mer...

Les Pages Normandes nous le montrent sans cesse repris par « l'attrait enveloppant de ce grand mystère des eaux qui montent... par l'océan qui envahit la terre ». Lisez les Notes et Souvenirs, les Paysages; à toutes les pages, c'est la Normandie maritime qui fournit à Sorel ses plus belles images; c'est aussi celle-là qui lui est la plus chère et pour laquelle il continue à revendiquer les aieux, « les chevaliers errants de la mer en qui bouillonne le sang des corsaires..., Guillaume le Conquérant, Robert Guiscard..., les compagnons de Tancrède et de Simon de Montfort... »; Champlain qui

1. La Grande Falaise et le Docteur Egra furent écrits en 1868 et 1869; ils ne parurent en librairie qu'en 1872 et 1873.

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