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d'accord sur le but à atteindre. Alors que la Réforme poussait à ses extrêmes conséquences le principe de la souveraineté populaire, le National, en coquetterie avec l'opposition constitutionnelle d'Odilon Barrot, ralliait à lui ceux que séduisait l'idée d'une république modérée, fondée sur les principes d'ordre et qui ne la jugeaient possible, peut-être désirable, que dans un avenir lointain.

En quelques pages brillantes, Lamartine a fort bien caractérisé les deux feuilles républicaines :

« Le National était le journal de l'opinion républicaine, la pierre d'attente de la future révolution. Toutefois, la République n'étant encore pour les masses qu'un pressentiment lointain, ce journal n'avait pas une immense clientèle dans le pays. On le lisait par une certaine curiosité de l'esprit, qui veut connaître ce que lui réservent même les éventualités les moins probables de l'avenir. Ce journal se tenait dans des limites indécises entre l'acceptation du gouvernement monarchique et la profession de foi de la République. M Marrast le dirigeait, c'était le Desmoulins sérieux et modéré de la future République. Jamais la facilité, la souplesse, l'imprévu, la couleur, l'image méridionale, la saillie gauloise ou attique ne décorèrent de plus d'ornements artificiels le poignard d'une polémique dans la main d'un Aristophane insouciant. On sentait sous ce talent un esprit plein d'impartialité, peut-être même de scepticisme.

« La Réforme représentait la gauche extrême, la république incorruptible, la révolution démocratique à tout prix. C'était la tradition de la Convention renouée cinquante ans après les combats et les vengeances de la Convention, la Montagne avec ses foudres et ses fureurs au milieu d'un temps de paix et de sérénité... Ce journal était rédigé habituellement par M. Flocon, main intrépide, esprit ferme, caractère loyal, même dans la guerre d'opinion faite à ses ennemis. M. Flocon était un de ces républicains de la première race qui avaient pétrifié leur foi dans les sociétés secrètes, les conjurations et les cachots. Froid d'extérieur, rude de physionomie et de langage, quoique fin de sourire, simple et sobre d'expression, il y avait dans sa personne, dans sa volonté et dans son style quelque chose de la rusticité romaine, mais, sous cette écorce, un cœur incapable de fléchir devant la peur, toujours prêt à fléchir devant la pitié'... » 1. Lamartine, I, 24 et suiv.

A eux deux, ces journaux représentaient donc l'opinion républi caine : c'était à leurs bureaux de rédaction qu'aboutissaient les nouvelles transmises par les comités républicains et les sociétés secrètes; c'était là qu'on prenait le mot d'ordre aux jours des décisions graves: leurs rédacteurs étaient les orateurs du parti.

Mais l'union dans la lutte n'empêchait pas la jalousie. Ces frères rivaux se haïssaient d'autant plus qu'ils se ressemblaient davantage. Le National et la Réforme étaient de même format et de même aspect; ils coûtaient presque le même prix (60 francs par an pour le National et 66 pour la Réforme); ils s'adressaient au même public, s'intéressaient aux mêmes nouvelles; ils ne pouvaient vivre d'accord. De cette rivalité des polémiques fréquentes étaient nées, et elles étaient particulièrement vives au début de 1848. En fait, à la veille de la révolution, le National avait plus de vogue que la Réforme (3,000 abonnés contre 2,000), ce qu'il devait tant à la modération plus rassurante de ses opinions qu'à l'éclat de sa rédaction. Or, le 24 février au soir, les rédacteurs du National, de la Réforme et leurs amis politiques, réunis à l'Hôlel de Ville sous le nom de gouvernement provisoire, étaient les arbitres des destinées de la France. A la jalousie de la veille, l'union indispensable à tout gouvernement fort allait-elle pouvoir succéder?

I importe de reprendre quelques jours en arrière l'étude des événements pour juger les sentiments qu'éprouvaient, les uns vis-àvis des autres, ces journalistes passés dictateurs.

La campagne des banquets avait été provoquée et conduite par l'opposition dite constitutionnelle beaucoup plus que par le parti républicain. Celui-ci, qui ne se jugeait pas prêt pour une action décisive, avait suivi la lutte en allié sceptique et décidé à ne pas s'engager à fond. Lorsque Guizot défendit le banquet du XII® arrondissement et que le parti d'Odilon Barrot refusa de faire appel contre le ministère au peuple de Paris, le National se rallia à lui : « Il y a des moments où, sous l'impression même la plus pénible, on est obligé de dévorer en silence l'amertume de ses pensées. Nous devons nous imposer la patience pour parler : le moment viendra 1. »

La Réforme n'avait pas plus d'audace: le 22, les républicains les

1. National, 23 février.

plus avancés, Flocon, d'Althon-Shée, Ledru-Rollin, Louis Blanc, Caussidière, s'étaient réunis dans ses bureaux. Tout les premiers, Ledru Rollin et Louis Blanc avaient refusé de donner au peuple le signal d'un combat qui, suivant eux, ne pouvait être qu'une boucherie sans résultat. Et le lendemain Flocon écrivait dans le journal : « Hommes du peuple, gardez-vous, demain, de tout téméraire entraînement ne fournissez pas au pouvoir l'occasion cherchée d'un succès sanglant. Patience! quand il plaira au parti démocratique de prendre une initiative, on saura s'il recule, lui, quand il s'est avancé1. »

Les hommes qui le lendemain devaient triompher n'entrevoyaient done même pas la possibilité du triomphe de leur propre élan, la garde nationale, le peuple firent la révolution. On ne vit sur les barricades, ni les rédacteurs du National, ni ceux de la Réforme jusqu'au bout ils restèrent à la suite du mouvement. Mais quand le peuple eut triomphé, et que l'heure vint d'organiser sa victoire, il se tourna vers ceux qui avaient façonné ses convictions.

Le 23 au soir, quand, pour fêter la chute de Guizot, une colonne de gardes nationaux et d'hommes du peuple traversa Paris avec des chants de triomphe, elle s'arrêta aux bureaux du National, rue Le Pelletier, comme pour lui faire hommage de son succès. Et deux heures plus tard, après la fusillade du boulevard des Capucines, c'est encore vers le National que se dirigea le cortège dramatique qui entourait le tombereau des victimes. Garnier Pagès alors parut à une fenêtre et harangua la foule, il promit que justice serait faite, que les ministres responsables seraient poursuivis il ne paraissait pas songer à une révolution possible.

Le 24 au matin, les revendications des journaux républicains étaient bien modestes. La Réforme croyait aller très loin en demandant, avec la mise en accusation des ministres, « le droit de réunion constaté en fait par un banquet le dimanche suivant, une réforme électorale assise sur des bases populaires et l'abolition des lois de septembre ». Elle ajoutait même : « avec ces mesures, on rétablira l'ordre promptement 2 ».

Mais contre les barricades se brisèrent dans cette matinée du 24 les

1. Réforme, 23 février.

2. Id., 24 février.

concessions successives de la royauté. La classe ouvrière, acquise aux idées démocratiques de la Réforme, la garde nationale, propice à la République modérée louée par Armand Marrast, poussèrent leur victoire à ses conséquences extrêmes et à l'Hôtel de Ville dont ils prirent possession, à la Chambre qu'ils envahirent, réclamèrent un régime entièrement nouveau. Alors seulement les chefs du parti républicain prirent la tête du mouvement. Mais qui allait l'emporter, de la république radicale à tendance socialiste de la Réforme, ou de la république libérale du National? En fait, chaque parti s'organisa comme s'il était seul vainqueur.

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Depuis le matin, les militants du parti apportaient les nouvelles au National: « Vers midi, dit Garnier-Pagès, l'intérieur et les abords du bureau étaient encombrés. Penchés aux fenêtres de la grande salle de rédaction, les rédacteurs, les amis, les clients échangeaient les nouvelles, les encouragements, les excitations, les cris avec la foule entassée dans la rue. A l'intérieur de cette salle une inextricable cohue d'hommes politiques, d'amis, de gardes nationaux, les mains tendues, l'œil en feu '.» Longtemps, au milieu du bruit, Thomas, Emmanuel Arago, Sarrans, Edmond Adam, Hauréau, Louis Blanc, discuterent sans rien décider. Mais quand, vers midi et demi, Armand Marrast accourut de la Chambre pour apporter la nouvelle de l'abdication du roi, et qu'il déclara, soudain très résolu, que la république était devenue une nécessité, on dressa la liste d'un gouvernement provisoire qui aurait compris Dupont de l'Eure, Arago, Marie, Garnier-Pagès, Marrast, Odilon Barrot et LedruRollin, - cela malgré les protestations de Louis Blanc aussi indigné de voir sur la liste le nom d'Odilon Barrot que de n'y pas voir le sien. Mais, à la Chambre, Odilon Barrot refusa son concours, et c'est Lamartine qui joua le rôle d'arbitre décliné par le chef de l'opposition dynastique. En tout cas ce fut la liste du National qui, lue à la tribune, y obtint l'assentiment populaire.

Mais la Réforme n'était pas restée inactive. Aux bureaux du journal, rue Jean-Jacques Rousseau, vers deux heures, c'était le même spectacle qu'au National des combattants étaient même venus se mêler à la discussion. Des hommes noirs de poudre, appuyés sur

1. Garnier-Pagès, Histoire de la Révolution de 1848, II, 191.

leur fusil, entouraient la table de rédaction. Il y avait là Beaune, qui présidait, Louis Blanc revenu du National pour dénoncer les dispositions qu'on y prenait, Martin, de Strasbourg, qui tentait de faire l'entente avec le parti de Marrast, Thoré, Grandmesnil, Delahodde, Etienne Arago, Caussidière, Sobrier, Cahaigne, tous les futurs dirigeants de la République démocratique. Là aussi on arrêta une liste Dupont de l'Eure, Ledru-Rollin, Arago, Marrast, Flocon, Lamartine, Marie, Louis Blanc... Ce dernier demanda l'adjonction d'un ouvrier. «Un ouvrier présent, dit Garnier-Pagès, désigna M. Pascal, de l'Atelier; un autre, M. Albert, mécanicien. M. Albert était beaucoup moins connu que M. Pascal : mais au moment où l'on prononça son nom, il entra le hasard décida pour lui'. »

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On sait comment les élus des deux listes se rencontrèrent à l'Hôtel de Ville, comment bon gré, mal gré s'opéra la fusion, aucun parti n'étant assez fort pour se passer de l'alliance de l'autre. A part Dupont de l'Eure, président du Gouvernement Provisoire, et Lamartine, que son indépendance politique et son éloquence prestigieuse firent, mais pour quelques jours seulement, l'arbitre des partis, le reste du gouvernement se partageait nettement entre les deux tendances rivales. Armand Marrast était rédacteur en chef du National; Garnier-Pagès y écrivait, Marie, Crémieux et François Arago reflétaient fidèlement son esprit. - Ledru-Rollin avait fondé la Réforme. Flocon la rédigeait en chef; Louis Blanc y avait publié des articles sur l'organisation du travail, et Albert n'avait d'autres opinions. que celles de Louis Blanc. Ce partage d'influences se retrouve même dans la distribution des hauts postes administratifs. Si Goudchaux nommé ministre des finances, Recurt et Pagnerre adjoints à la mairie de Paris, étaient tout dévoués à la politique du National, Caussidière, préfet de police, et Étienne Arago, délégué aux Postes, étaient d'anciens rédacteurs de la Réforme.

Les deux journaux sc partageaient donc le pouvoir. Mais un gouvernement composé d'éléments si divers ne pouvait résister à ses ennemis du dehors et il n'allait pas en manquer que par une entente absolue entre ses membres. Comment les hommes des deux

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1. L'opinion de Garnier Pagès est discutable les radicaux de la Réforme devaient avoir une forte raison d'écarter la candidature de Pascal : c'est que les tendances du journal l'Atelier leur étaient peu sympathiques.

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