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effacer le souvenir de la fougue imprudente des pages dont les ennemis de la République s'étaient fait une arme. Car ce moyen de propagande sur lequel Ledru - Rollin avait tant compté se retournait contre lui. Loin d'avoir attiré à la République les habitants des campagnes, les Bulletins avaient été exploités par les partisans de l'ancien ordre de choses. Les amis du ministre de l'intérieur en allaient faire la douloureuse expérience aux élections du 24 avril.

Ces élections d'où devait sortir l'Assemblée Constituante allaient marquer le terme des pouvoirs du Gouvernement Provisoire. Or, durant le dernier mois, l'alliance des deux partis républicains était devenue terriblement précaire. A plusieurs reprises on avait pu redouter une scission. La médiation de Lamartine, quelques concessions de Ledru-Rollin, surtout la volonté bien arrêtée des hommes du National d'atteindre sans encombre l'heure des élections, avaient retardé cette éventualité.

Devant les électeurs, les deux partis redevinrent rivaux.

En cette circonstance, le National fit preuve d'une habileté politique qui n'était peut-être pas d'accord avec une scrupuleuse bonne foi. Tant que l'union de tous les républicains avait neutralisé l'action des démocrates, il s'était fait le partisan obstiné de cette union. Il fut au contraire le premier à rompre l'alliance à l'heure où commença la campagne électorale. Cette campagne, du reste, le National la mena avec une maîtrise incontestable. Avec ses armes propres (le ministère de l'intérieur étant au pouvoir de ses adversaires), mais résolument, il lutta pour les siens et pour les siens seuls, glissant dans chaque liste départementale des noms de ses rédacteurs ou de leurs amis, les poussant en avant aux dépens des alliés de la veille, actif, insinuant, âpre au gain des sièges électoraux. Si le Comité central des élections, qui reflétait les opinions du National, consentit à admettre sur sa liste tous les membres du Gouvernement Provisoire, du moins en exclut il soigneusement les démocrates, amis de la Réforme. Ceux-ci s'en plaignirent fort. Pierre Leroux, dans une lettre à Cabet', conte que, candidat à Limoges, il avait dù abandonner la lutte, parce que Trélat, commis

1. Citée par Vermorel, Les hommes de 1848, p. 188, note.

saire du gouvernement et dévoué au National, l'avait, bien que de ses anciens amis politiques, combattu comme socialiste.

Au contraire, découragés par les événements du 16 avril, par l'échec des Bulletins de la République, les rédacteurs de la Réforme firent campagne plus mollement eux aussi mais ce n'était pas un état d'âme qu'ils avaient dissimulé - auraient désiré le triomphe unique de leur parti. Ce ne fut pas la liste du Comité central, mais celle du Club des clubs que la Réforme adopta, et cette liste, où se trouvaient les noms de Barbès, Martin-Bernard, Huber, Sobrier, Proudhon, Thoré, n'admettait, parmi les membres du Gouvernement Provisoire, que Ledru-Rollin, Flocon, Louis Blanc et Albert. Mais les hommes de la Réforme, suspectés par la majorité du pays, n'avaient d'autre part pour eux que la sincérité de leurs convictions: tout ce qui était manœuvre de ruse ou simplement de prudence

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- leur était inconnu. Ils sentaient bien qu'ils luttaient à armes inégales.

Les élections du 24 avril donnèrent raison au National: ses candidats passèrent à de fortes majorités. Il fut vite évident qu'ils seraient les maîtres dans l'assemblée nouvelle. Fort de cette constatation, le National se hâta de dénoncer le pacte conclu en février. Dès le 30 avril, avant même la réunion de la Constituante, il déplorait «le choix des commissaires généraux fait avec une précipitation dont il est facile de se rendre compte, mais qui n'en est pas moins à regretter ». En même temps, il avait à cœur de renier toute alliance socialiste: «Sans doute, à travers la réserve que nous imposaient les circonstances, nos lecteurs ont dû comprendre que les idées émises par M. Louis Blanc n'étaient pas les nôtres... »

Quant à la Réforme, elle avouait sa défaite, mais sur un ton qui laissait prévoir qu'elle allait tout à fait cesser d'être gouvernementale « Hé bien, si l'on veut la République sans les républicains qu'on la fasse donc sans nous; mais, pour Dieu, qu'on la fasse grande et belle, car c'est ainsi que nous la voulons: qu'on la fasse égalitaire et fraternelle,... qu'on la fasse tutélaire et maternelle pour ceux qui souffrent. car c'est ainsi que nous l'avons imaginée... Si l'on veut nous la tailler aristocratique et bourgeoise, étroite et cauteleuse, usurière et rachitique, aux armes! citoyens, car nous sommes trahis! Aux armes! car ce ne sont pas les noms propres qui sont en

question, mais les principes. Aux armes, car ce sont les idées qui ont vaincu qu'on écrase car ce sont toutes les saintes aspirations. de l'humanité qu'on étouffe. » (2 mai.)

Et, en effet, le rôle officiel de la Réforme comme la participation au pouvoir du parti démocratique étaient terminés l'un et l'autre. Dès la réunion de l'Assemblée Constituante, le Gouvernement Provisoire abdiquait devant elle et, dans le nouveau gouvernement, ce fut le National qui eut tout le pouvoir effectif. C'est Dornès, un rédacteur de ce journal, qui fit confier le pouvoir exécutif à un directoire de cinq membres, qui fut la Commission exécutive. Arago, Marie et Garnier-Pagès, qui représentaient l'esprit du National, y formèrent la majorité. Leurs noms passèrent en tête de liste, bien avant ceux de Lamartine et de Ledru-Rollin. Les nouveaux hauts fonctionnaires de la République furent pris dans la rédaction du journal. Le National disposa de quatre ministères et non des moindres, de l'intérieur par Recurt, des finances par Duclerc, des travaux publics par Trélat, des affaires étrangères par Bastide. Clément Thomas fut porté au commandement de la garde nationale et Buchez au fauteuil de la présidence de la Constituante. Cet envahissement systématique isolait du gouvernement Ledru Rollin, qui n'eut plus d'influence. Quant à Armand Marrast, il restait le chef incontesté de son parti viceprésident de l'Assemblée et maire de Paris, il ne revendiquait pas l'apparence du pouvoir, mais, dominant à son gré les hommes de second plan qu'il avait mis à la tête des affaires, il en avait toute la réalité : avec une haute méthode, profitant des circonstances et des fautes de ses adversaires, il allait ruiner la popularité encore gênante de Lamartine, de Ledru-Rollin et de Louis Blanc, jusqu'au jour où l'insurrection de Juin allait permettre à son parti de gouverner à lui

seul.

Rien ne peut mieux donner une idée de cet esprit de solidarité qui animait les rédacteurs d'un journal que ce tableau publié le 16 juin par l'Organisation du Travail », une feuille d'opposition, où l'on faisait le dénombrement de la « dynastie du National ».

Chef Marrast I, rédacteur en chef; lord-maire de Paris, représentant du peuple, vice-président de l'Assemblée Nationale.

Famille Marrast II, avocat, passé procureur général à Paris ; — Marrast III, capitaine au 7o régiment de ligne, nommé chef de bataillon au choix par la

République; Marrast IV, sous-directeur du lycée Corneille; - Marrast V, officier de santé, représentant du peuple.

Maison militaire Clément Thomas, l'épée du National, ex-maréchal des logis, passé représentant du peuple et commandant supérieur de la garde nationale de Paris en remplacement de Masséna, Oudinot, Gérard, Lobau, Lafayette. Médecins

Recurt, médecin en chef du National et représentant du peuple, ministre de l'intérieur. Trélat, médecin ordinaire du National, représentant du peuple et ministre des travaux publics. Avocat Marie, membre de la Commission exécutive et représentant du peuple.

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Senat de rédaction. Bastide, ministre des affaires étrangères; Dussart, préfet de la Seine-Inférieure; Rey, représentant du peuple; - DegouveDenuncques, préfet de la Somme; Charras, chef de bataillon sous Louis Philippe, passé lieutenant-colonel et ministre intérimaire de la guerre ; - Génin, directeur des belles-lettres au ministère de l'instruction publique; Adam, adjoint au maire de Paris.

Libraire Pagnerre, libraire des écrivains du National, passé maire du Xe arrondissement, secrétaire du Gouvernement Provisoire et de la Commission exécutive, directeur du Comptoir d'Escompte.

Allié Lalanne, directeur des Ateliers nationaux, etc.

Le National n'avait donc pas cessé d'être gouvernemental. Il avait simplement transformé le gouvernement en une succursale de sa rédaction.

Mais ceci est de l'histoire postérieure à celle du Gouvernement Provisoire et à plus d'un point de vue différent. A cette époque, en effet, c'était l'Assemblée Constituante qui avait le pouvoir réel. Elle déléguait l'exécutif et il se trouva que ce fut presque uniquement aux rédacteurs d'un même journal ou à leurs clients. Mais elle restait souveraine.

Au contraire, les hommes du Gouvernement Provisoire représentaient à la fois le législatif et l'exécutif. Tout le poids des affaires retombait sur leurs épaules, les journalistes furent pour deux mois les maîtres des destinées de leur pays. Or, malgré leur rôle politique, ils restèrent journalistes. Ils le restèrent par leurs habitudes d'esprit; ils le restèrent plus encore en continuant à rédiger ou inspirer des articles. Enfin, grâce à ce moyen, ils purent continuer à soutenir leurs idées respectives que dans le conseil du gouvernement ils étaient parfois obligés de taire. C'est ce qui fait de ces journaux gou

vernementaux une source précieuse d'informations. C'est dans leurs colonnes, bien plus que dans les résultats des délibérations du Gouvernement Provisoire, qu'il faut chercher quel était l'état d'esprit véritable des hommes de l'Hôtel de Ville. Et le ton même, si différent, des deux journaux, l'un si mesuré, l'autre d'une fougue si imprudente, montre bien quel abîme séparait les deux partis qui dirigeaient en commun les affaires. On y trouve la preuve qu'un accord durable était impossible entre eux et qu'il fallait qu'en 1848 l'un des deux l'emportât sur l'autre. Les journalistes rivaux de la veille ne pouvaient être longtemps les alliés du lendemain. L'histoire de leurs journaux se confond avec l'histoire de cette tentative d'alliance, son bref succès, son échec fatal.

ALFRED ANTONY.

« EdellinenJatka »