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liennes, voire même des anciens dieux de Rome, tant les souvenirs en sont vivants chez tous, Carducci devenait vraiment le poète de la nation, le poète de l'Italie : le plus grand poète de l'Italie après Virgile, diront couramment les discours et les articles nécrologiques. Il est vrai que dans de tels discours et articles, on exagère parfois.

Mais sa nature belliqueuse va survivre aux grandes luttes d'autrefois. « O vous, statues de la beauté, statues brisées, et vous mânes des dieux morts, ombres bien aimées qui peuplez les cieux de la poésie, c'est vous que j'invoque'. » Cela pouvait suffire à Henri Heine, cela ne suffira pas à Carducci. Païen, c'est l'essence même du paganisme, c'est toute la vie païenne qu'il défendra et opposera au christianisme. Contre le christianisme qui prêche la crainte de Dieu, le mépris et le détachement des honneurs et des plaisirs, l'abdication de soi-même, la mortification de la chair, contre le christianisme qui dit bienheureux les pauvres, les humbles, bienheureux ceux qui souffrent, mais malheur aux heureux et aux puissants de ce monde, il prendra parti pour le paganisme qui exalte le culte de la beauté et fait épanouir les magnificences de la terre, qui prêche la religion des sens, l'adoration de la matière. l'amour de la puissance et des plaisirs, les vertus inspirées par des vues humaines, et par-dessus toutes... virtus... la force. D'un mot, où percera l'orgueil d'un romain de l'Empire, il appellera le christianisme « une religion d'esclaves ».

Adieu, divinité Sémique! Toujours
Dans tes mystères la mort préside.

O inaccessible roi des esprits,

Tes temples proscrivent le soleil.

Martyr crucifié, tu crucifies les hommes;

De tristesse tu empoisonnes l'air :

Et pourtant les cieux resplendissent, les champs sourient,
Et d'amour s'illuminent.... 2

1. Henri Heine, Les Dieux en exil.

2. Odes barbares, Dans une cathédrale gothique.

1

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La politique, la politique courante, ne passionnera jamais plus Carducci. De révolutionnaires, comme il y en avait avant l'Unité, il n'y en a plus guère; de républicains, il y en a si peu, et que feraient-ils de plus que les monarchistes? Il va se rallier à la royauté, mais il n'en conservera pas moins son franc-parler. Ce qu'il reprochera surtout aux ministres qu'il voit se succéder, c'est de manquer d'idéal. - « A cette nation jeune d'hier et vieille de trente siècles, il manque un idéal, c'est-à-dire la religion des traditions de la patrie, et la sereine conscience de sa míssion propre dans l'histoire et dans la civilisation, religion et conscience qui seules font un peuple d'avenir. Mais il ne peut y avoir d'idéal, là où les hommes politiques n'ont aucune idée, mais seulement de petites passions et de petits intérêts... » Et c'est bien là, en effet, ce que beaucoup d'Italiens non suspects reprochent à l'Italie. Dès 1872, M. Pasquale Villari disait : « Depuis que l'Italie est devenue indépendante, on dirait qu'elle a laissé le temps tel qu'elle l'a trouvé obtenu tout ce que nous voulions et au lieu de s'élargir devant nous, notre horizon semble s'être rétréci. Nous sommes des gens désarmés et découragés. » - Récemment, c'était M. Barzellotti, l'un des plus célèbres professeurs de Rome, qui écrivait : « Notre révolution n'est passée par aucune grande épreuve capable de retremper toute la nation au feu des sacrifices... Elle n'est pas l'œuvre de la vertu et des sacrifices de tous... Au milieu des ruines de Rome antique et à côté de la Papauté, la chétive statue morale du nouveau royaume disparaît dans l'ombre gigantesque des deux plus grandes créations historiques dues au sens politique organisateur du peuple latin... Pas une seule idée nouvelle et organique digne de rester dans notre histoire depuis l'entrée à Rome... L'État est devenu une grande coalition d'intérêts locaux, régionaux et privés... » Plus récemment encore, M. Morasso, l'un des apòtres de l'Impérialisme formulait les mêmes plaintes, mais trouvait d'autres raisons 3:

1. Ça ira, Prose de Carducci, p. 1030.

2. Barzellotti, Etude sur Taine.

nous avons

3. Muret, La Littérature italienne d'aujourd'hui (1906), article sur Morasso.

« L'Unité fut accomplie en Allemagne par la corporation militaire et non pas, comme en Italie, sous la pression et avec la collaboration forcée des classes populaires. Le nouveau régime en Allemagne accrut le prestige de l'armée et des dirigeants, inclinant toujours plus la culture vers la domination... L'Italie, cependant, grâce au Risorgimento politique, se précipitait vers une civilisation du type inférieur ». Aussi bien, quand on dit la France, l'Angleterre, l'Allemagne pourtant pas plus vieille que l'Italie, quand on dit : la Papauté, on a comme une vision subite de ce qu'elles sont et de ce qu'elles représentent. Quand on dit l'Italie moderne, on ne voit rien que d'obscur. En aurait-il été de même, si, au lieu d'avoir été l'œuvre de grands hommes d'État et de grands diplomates, souvent aidés par le hasard, elle avait été l'œuvre de la Révolution, comme le voulait Carducci, ou l'œuvre d'une dictature militaire, comme d'autres se prennent à le regretter maintenant? Sortie de la Révolution ou de la Dictature, l'Italie n'aurait pas eu son but en soi. Révolution ou dictature ne l'aurait créée que pour un but qu'elle se serait donné à tâche d'atteindre. Mais, bien au contraire, c'est la politique et la politique seule qui a fait l'Italie. Une fois faite, l'œuvre était accomplie il ne s'agissait plus que de la faire durer, au jour le jour. Plus encore, il y avait une telle disproportion entre les rêves d'autrefois, les rêves à la Gioberti : devenir la continuatrice de Rome... et la réalité se contenter d'être une nation comme les autres, et qui devait vivre, que le point d'équilibre n'est pas encore trouvé.

L'idéal de Carducci, ce sera la force la force qui fait les nations puissantes et qui les impose au respect. Aux glorieuses prétentions de jadis, il se contraint à ne plus croire, et s'il en reparle, ce ne sera plus que comme d'un stimulant moral, comme d'un motif d'agir. Il ne dira plus: il faut faire d'aussi grandes choses que nos ancêtres; il se contentera de dire : quand on a des ancêtres qui ont fait d'aussi grandes choses que les nôtres, il faut, soi aussi, faire de grandes choses. Il voudra, pour le moins, l'Italie forte et puissante, la plus forte et la plus puissante possible.

Il sera avec ceux qui convoitent Trieste, Trente, l'Adriatique,

l'Orient, Tripoli il sera avec ceux qui convoitaient Tunis et l'Erythrée. Il sera pour la guerre... « fatale et sublime folie... »>, et, dans une poésie qui fit époque1, il bafouera certain Congrès de la Paix tenu à Rome. Il sera pour Crispi, le seul ministre dont les Italiens aient été fiers depuis Cavour, le seul qui ait su flatter leur amourpropre, car « avec la passion qu'il portait en tout, son orgueil personnel gigantesque, ses audaces impulsives », il leur semblait l'homme prédestiné, le héros national, marqué pour leur donner le baptême de la gloire. N'était-il pas lui aussi, Crispi, un survivant des Révolutionnaires, des Révolutionnaires qui voulaient faire grand et qui croyaient qu'il n'y avait qu'à vouloir?-« De Crispi, je pense et je sens qu'il fut le seul grand homme d'État italien depuis 1860, le seul qui ayant conservé l'idéal ait montré qu'il était capable d'y subordonner sa politique. Venu trop tard au pouvoir, il n'en fut pas moins le seul grand ministre italien, depuis Cavour. Mégalomane! C'est là un mot de réthorique inventé par des pédants qui n'osent se dire peureux... Crispi est mégalomane, comme Mazzini, comme Victor-Emmannuel, comme Garibaldi, qui voulaient l'Italie forte et respectée. Autrement pourquoi l'avoir faite?... 3 »

Mais il ne suffisait pas à Carducci que l'Italie fût forte matériellement, il aurait encore voulu qu'elle le fût intellectuellement mieux,. qu'elle eût dans les choses de l'esprit, sa personnalité, et comme sa marque propre. Il disait à ses élèves : « Cette unité, cette liberté que nos pères ont conquise, nous devons la soutenir dans le domaine de l'esprit... C'est par l'art et la science que les nations s'éternisent... Nous avons besoin de nous affirmer hautement et glorieusement comme nation... La civilisation italienne n'a pas de lacunes, nous n'avons que faire des barbares... Il faut qu'en étudiant la langue, on étudie la nation, et qu'on imprime sur son âme, comme un sceau, le caractère italien pur... Nous sommes aujourd'hui trop Français, trop Anglais, trop Américains, nous sommes doctrinaires, positivistes, évolutionnistes, éclectiques, nous sommes individualistes, socialistes, autoritaires : nous devons être Italiens...>>

1. La guerra (1892).

2. Ferrero, Il fenomeno Crispi.

3. Lettre de Carducci du 17 juillet 1892 citée par le Giornale d'Italia

(21 février 1907).

A. TOME XXIII.

-

1908.

3

..

A l'occasion des fêtes données en l'honneur de Carducci, d'Annunzio célébrait récemment la force qui naît de la force.... « Il est écrit: Dans le principe était le Verbe... Il est écrit: Dans le principe était l'Intelligence... Moi, j'écris hardiment: Dans le principe, était l'Action.... » Et il levait son verre à la Plus-Grande-Bretagne : << Comme déjà la Paix Romaine illumina la Méditerranée, bientôt la Paix Britannique illuminera les Océans »; à la Plus-GrandeAllemagne « Sur la vieille tradition militaire prussienne s'est greffée miraculeusement la nouveauté de la lutte industrielle. L'instinct de domination allemande en a été comme renforcé... La France a été vaincue une seconde fois >>> ; à la Plus-Grande Italie : «L'Italie est comme le centre de toutes les contrées où ont fleuri et où fleurissent les civilisations les plus illustres. Elle joint l'Occident à l'Orient par la Méditerranée, notre mer, qui porte sur ses eaux la plus belle chose du monde, le Génie Grec, et la plus grande, la Paix Romaine. Les montagnes formidables de ses Alpes semblent entrer dans le coeur même de l'Europe, tandis que les vents de l'Asie et de l'Afrique réchauffent ses rives extrêmes... Délicates et rudes, agiles et vigoureuses, ses races les résument toutes. La suprématie morale semble être son partage 1. »

C'est ainsi que Carducci aurait souhaité d'être loué par tous : comme le grand poète italien « de la force et de l'action »... comme le grand poète italien « des gloires passées et des espérances futures»... gloires dues, espérances réservées aux seules nations « fortes et actives ».

Tel il fut en effet. C'est pourquoi, oubliant leurs querelles d'hier n'était-il pas trop anticlérical, trop antireligieux, trop révolutionnaire, trop crispinien? s'abstenant pour quelques heures de penser aux conflits de demain vis-à-vis de la Papauté, convient-il d'être conciliant ou menaçant, à l'égard de la neligion sympathique ou tracassier, en face de l'Europe pacifique ou entreprenant? tous ceux qui voudraient sortir l'Italie de sa torpeur en lui donnant un idéal et une signification. se sont trouvés d'accord, de 1. Corriere della Sera (25 mars 1907.

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