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DISCOURS

PRONONCÉS

A L'INAUGURATION DU MONUMENT ÉLEVÉ A LA MÉMOIRE

D'ÉMILE BOUTMY

FONDATEUR DE L'ÉCOLE LIBRE DES SCIENCES POLITIQUES

LE 12 JANVIER 1908

Le dimanche 12 janvier 1908, le monument élevé à la mémoire d'Émile Boutmy, fondateur de l'École libre des Sciences politiques, dans le préau de l'École, a été inauguré, en présence des membres du conseil d'administration de l'École, du Comité de perfectionnement, du corps enseignant, des anciens élèves et élèves, et de ses anciens amis qui avaient répondu à l'appel du Comité de souscription. La séance était présidée par M. Léon Aucoc, de l'Institut, président du Conseil d'administration de l'École, président du Comité de souscription pour le monument Boutmy. Deux discours ont été prononcés: par M. Anatole Leroy-Beaulien, de l'Institut, directeur de l'École, et par M. Albert Delatour, directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations, président de la Société des anciens élèves et élèves de l'École libre des Sciences politiques.

Discours de M. Anatole Leroy-Beaulieu, de l'Institut,
directeur de l'École libre des Sciences politiques.

Mesdames, Messieurs,

Dès le lendemain de la mort inopinée d'Émile Boutmyil y aura déjà deux ans à la fin de ce mois

ses collaborateurs et ses amis songèrent à lui dresser un monument dans le préau de l'École, de façon qu'il restât à jamais présent parmi nous, et qu'il continuât, comme par le passé, à veiller sur son œuvre et à encourager nos

travaux.

Il se forma, dans ce dessein, un comité sous la présidence de M. Aucoc, président de notre Conseil d'administration. Les souscriptions affluèrent, de tous les points de la France et de nombreux pays étrangers; elles vinrent des élèves et des anciens élèves, comme

des collaborateurs de Boutmy, montrant combien profond et vivant était demeuré, chez tous ceux qui l'avaient approché, le souvenir de ce grand éducateur.

Nous pouvons le dire, avec une légitime fierté, le monument élevé par vous, Messieurs, à la mémoire de Boutmy, est, de tous points, digne de l'homme que nous voulons honorer. Le mérite en revient, tout entier, aux artistes qui l'ont conçu et exécuté. Il revient au savant architecte, à qui l'École devait déjà tant, à M. Nénot qui, avec un goût d'une sûreté rare, a su nous donner un chef-d'œuvre de grâce simple et de sobre élégance, où l'harmonie des marbres. rehausse la pureté du dessin. Il revient au maître illustre qui, dans le bronze d'une médaille impérissable, avait gravé, pour les siècles, le noble profil de notre ami. Pour faire revivre, parmi nous, les traits de notre fondateur; ces traits aux lignes délicates et fermes, où comme dans son intelligence et son caractère, la vigueur apparaît sous la finesse, nous n'avions qu'à reprendre, en l'agrandissant, l'admirable médaille offerte à Boutmy pour le 25° anniversaire de la fondation de l'École. C'est ce qu'a su faire, avec une scrupuleuse babileté, un sculpteur de talent, M. Drivier. Chez Boutmy, à côté de l'éducateur, de l'écrivain, du philosophe politique, il y avait, toujours vivant, un artiste. L'œuvre de MM. Nénot, Roty, Drivier, eût satisfait le sens de la beauté de l'auteur de la Philosophie de l'architecture en Grèce.

Messieurs,

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L'École fondée par Boutmy a traversé victorieusement l'épreuve la plus redoutable pour les œuvres humaines. Elle survit à son fondateur, à celui qui, jusqu'en ses dernières semaines, alors que la maladie le tenait éloigné de nous, en était resté comme l'âme invisible. Non seulement, elle continue à vivre, de la vie forte et libre qu'il avait mise en elle; mais elle continue à grandir après lui. Plusieurs d'entre vous, quoique le nombre hélas! en aille sans cesse diminuant, ont assisté, place Saint-Germain-des-Prés, dans une salle louée à l'heure, aux humbles débuts de cette École, où se pressent aujourd'hui des élèves du monde entier. Ils savent de quelle haute inspiration est née cette grande œuvre; et ils savent aussi qu'elle a toujours été fidèle à l'esprit dont l'avait animée Boutmy.

Scholæ in luctu publico spe indomita conditæ, lisons-nous sur l'exergue de la médaille où Roty, avec un art merveilleux, nous représente la patrie, déposant une palme sur la chaire de l'École.

Elle remonte, cette école, nous avons le droit de nous en faire honneur, à l'époque déjà lointaine, et déjà peut-être trop oubliée, des grands revers de la France. Tous alors, j'en prends à témoins

les survivants de ces temps douloureux

mais temps aussi d'espoir indompté et de vivaces énergies, tous nous songions à refaire la France, à la refaire matériellement et moralement, à la refaire d'abord au dedans pour la refaire bientôt au dehors. La politique était naturellement, avec l'armée, le premier souci de la France vaincue; car, si notre France avait été défaite et mutilée, la faute en était, avant tout, aux erreurs ou aux inconséquences de sa politique.

Pendant que la plupart des Français, en leur ardent désir de reconstituer la France, étaient surtout préoccupés de la doter d'institutions qui lui pussent assurer la liberté, la stabilité, la paix intérieure, Boutmy, plus sage, songeait surtout à faire des hommes. Il sentait que si importantes que fussent les institutions, si grand intérêt qu'eût la France à ce qu'elles fussent adaptées à ses besoins et conformes à son génie, les institutions et les constitutions ne valent jamais que ce que valent les hommes appelés à s'en servir. Ce maître en histoire constitutionnelle savait déjà que, si ingénieuse que puisse être une machine politique, si bien agencé qu'en semble le mécanisme, elle ne peut fonctionner sans accidents qu'aux mains de mécaniciens instruits et expérimentés, capables au besoin d'en réparer ou d'en renouveler les rouages. Ces mécaniciens, ces techniciens, ces spécialistes politiques, il résolut de les donner à la France.

Il n'était pas de ceux qui, avec une superstitieuse révérence, attribuaient à l'instruction obligatoire et à l'instituteur prussien les victoires de Moltke et les triomphes de la diplomatie bismarckienne. Si noble et si urgente que lui parût la grande tâche de l'éducation populaire, Boutmy sentait qu'elle ne pouvait suffire au relèvement d'un pays tel que la France. Certes, c'était servir la patrie, encore meurtrie de ses défaites, que d'élever, pour la France et pour la République, des générations de citoyens libres et de patriotes conscients; mais eût-elle entièrement réussi, en cette tâche nécessaire, que l'œuvre de l'éducation nationale fût demeurée incomplète. Pour replacer la France à son rang parmi les nations, il fallait quelque chose de plus et de plus difficile encore; il fallait assurer, à la démocratie française, des hommes capables d'en discipliner l'effort et d'en diriger les énergies, au dehors comme au dedans; à l'État, des serviteurs aptes à en conduire tous les grands services; il fallait dresser pour la France nouvelle, des administrateurs, des financiers, des diplomates, des politiques et si possible, lui élever des hommes d'État.

Cette œuvre, malaisée entre toutes, la plupart des Français, s'ils en eussent aperçu la nécessité, l'eussent confiée, selon la routine séculaire, à l'autorité omnipotente dont ils étaient habitués à tout attendre, à l'État. Tout autre était la pensée de Boutmy.

Il croyait que pour rendre à la France, et à l'État lui-même, tous. les services qu'il leur en promettait, un pareil enseignement avait, par-dessus tout, besoin de liberté et d'impartialité; il jugeait que, par cela même, il fallait avoir soin de le placer au-dessus des passions politiques et des luttes des factions, à l'abri de l'esprit de parti. Il sentait que, pour créer un pareil enseignement, pour le rendre vivant et fécond, il ne fallait pas s'adresser à tel ou tel corps de professeurs; mais, au contraire, en recruter les maîtres dans toutes les fonctions et les carrières, en faisant librement appel à tous les talents et à toutes les compétences, sans distinction d'origine, comme sans acception de partis.

C'est de cette conception qu'est née l'École libre des Sciences politiques. Pareille création, en un pays comme le nôtre, au lendemain de nos désastres, semblait au-dessus des forces d'un homme, d'un jeune homme surtout qui, malgré ses talents variés, ne possédait ni l'autorité d'un grand nom, ni la puissance d'une grande fortune, ni l'appui du pouvoir. Boutmy n'en réussit pas moins, en peu de mois, à ouvrir la nouvelle École. Grâce à sa ténacité douce, à sa souple énergie, à son rare don de persuasion, il sut se procurer les ressources et les concours nécessaires.

Miracle plus étonnant encore, il sut, pour cet enseignement improvisé, découvrir et, comme on l'a dit, inventer des professeurs, dont la plupart s'ignoraient eux-mêmes, et qui sont devenus, sous sa direction, l'honneur de l'École et de la France. Ces maîtres éminents, historiens, juristes, diplomates, économistes, financiers — hommes d'études ou hommes d'action, hommes privés ou hommes publics qu'il est allé chercher dans les milieux les plus divers, ces collaborateurs qu'il nous a légués, Boutmy ne me pardonnerait point de ne pas les associer, en ce jour, à son souvenir, comme ils l'ont été à son œuvre.

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Avec de pareils maîtres, dirigés par un tel guide, le succès ne pouvait faire défaut. Il est venu, peu à peu, grandissant d'année en année, l'École se développant avec une régularité constante, à la façon d'une plante vigoureuse en un sol profond.

Le succès a été tel que, à plus d'un égard, il a dépassé les espérances de Boutmy, sans peut-être avoir égalé toutes ses ambitions. Nous n'avons qu'à nous souvenir des jeunes hommes que nous avons vus s'asseoir sur ces bancs, depuis un tiers de siècle; nous n'avons qu'à parcourir la longue liste des diplomates, des financiers, des administrateurs, des écrivains, des politiques sortis de ces murs, et dont la plupart sont encore aux débuts de leur carrière, pour être fiers de l'œuvre dont Boutmy nous a faits les collaborateurs. Nous avons le droit de l'affirmer en glorifiant sa mémoire, cette libre École a donné à la France et à l'État, dans les domaines les plus

divers, des serviteurs tels que, aux plus brillantes époques de sa longue histoire, la France n'en a jamais connu de meilleurs, de plus compétents, de plus dévoués. Diplomatie, Conseil d'État, Inspection des finances, toutes les hautes carrières publiques, qui ont trouvé en cette maison leur pépinière, possèdent aujourd'hui un personnel qui fera de plus en plus honneur à la France, et à l'École dont il est presque tout entier sorti. Et s'il m'est ici permis de ne rien taire de la vérité, j'oserai dire que la supériorité de certains de ces grands services éclaterait encore plus à tous les yeux, si les concours publics en étaient demeurés la seule porte, et si l'accès en restait toujours fermé à la faveur.

Certes un pareil succès eût suffi à la réputation d'une école et à la gloire d'un maître. Mais pourquoi ne pas l'avouer? ceux d'entre nous qui ont eu le bonheur d'être les amis de Boutmy et les confidents de sa pensée, savent que plus hautes encore avaient été ses premières ambitions. Il avait espéré ou rêvé davantage. Il s'était flatté de former ici une élite, ou, comme il aimait à dire, une tête de nation, à laquelle serait spontanément revenue, au moins pour une large part, la direction des affaires publiques. Noble et grand rêve, mais rêve téméraire, à tout le moins prématuré, en un temps comme celui-ci, en un pays comme le nôtre! Former une élite, préparer une tête de nation, Boutmy n'est pas le seul à y avoir songé, ni à y avoir travaillé. C'était bien là aussi l'espoir ou le rêve de tous les grands éducateurs qui, à côté de Boutmy, et parfois à son exemple, se sont efforcés de renouveler notre enseignement supérieur. Dirons-nous qu'ils y ont tous également échoué? Non, ce serait être injuste envers eux et envers nous-mêmes. Cette élite, cette tête de nation, à bien regarder autour de nous, elle existe, elle est au moins en formation, et nous y contribuons ici pour notre part. Mais, à une époque de rapide évolution sociale comme la nôtre, devant une jeune démocratie, ambitieuse et impatiente, confiante en ses forces et en ses lumières, et défiante de tout ce qui ne lui semble pas sortir de son propre fond, le plus malaisé n'est pas de former une élite, mais bien de lui assurer, en politique surtout, le légitime ascendant que réclament pour elle l'intérêt public et peut-être le salut même de notre Démocratie. Cette élite, cette tête de nation, faut-il, pour cela, renoncer à la former? Boutmy ne le pensait point, et nous n'avons pas le droit d'en désespérer plus que lui. Des hautes ambitions qu'ils nous a léguées, nous n'en devons abdiquer aucune. Certes, ce n'est pour nous, ni une mince tâche, ni un mince honneur que de préparer à l'Etat des fonctionnaires compétents et des serviteurs dévoués, et mieux nous y réussissons, plus nous devons nous y appliquer; mais à cela ne doivent point se borner nos efforts. Pour demeurer fidèles à la pensée de Boutmy et à la vocation de l'École, engendrée

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