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tannique; il s'engage aussi à n'envoyer aucun agent en Perse >> (art. 1). Ce n'est pas seulement le renouvellement de la formule de désintéressement de Gortchakoff, c'est un véritable blanc-seing délivré à la Grande-Bretagne. Ce blanc-seing est limité par des restrictions qui voudraient ménager les susceptibilités des Afghans. L'Angleterre déclare n'avoir pas l'intention de changer l'état politique de l'Afghanistan (art. 1). Elle s'engage à éviter toute immixtion dans l'administration intérieure, toute occupation de territoire, pourvu que l'émir exécute fidèlement le traité de 1905 (art. 2). La formule est des plus élastisques et fournirait le cas échéant tous les prétextes d'intervention désirés. On peut dire que l'accord consacre virtuellement la mainmise de la Grande-Bretagne sur l'Afghanistan. Le dessein est si clairement indiqué que l'on peut se demander si les formes courtoises dont on cherche à le voiler suffiront à tromper la finesse d'un peuple intelligent et soupçonneux. C'est la seule critique que les Anglais puissent adresser à la convention et c'est, pour les Russes, la meilleure garantie contre les dangers d'une concession qui supprime une des défenses avancées du Turkhestan. Pourtant, d'autres reproches ont été adressés, en Angleterre, aux négociateurs. On les a blåmés d'avoir proclamé le principe de la liberté commerciale (art. 4), d'avoir reconnu aux Russes le droit de régler directement avec les Afghans les menus litiges de frontière qui n'ont pas un caractère politique (art. 3). Pourquoi ne pas demander de suite l'évacuation du Turkhestan ou même de la Sibérie? L'Angleterre ne serait plus l'Angleterre si elle n'avait plus de jingos. C'est déjà un signe heureux des temps qu'ils soient devenus une exception.

S'il est une région du monde qui semble destinée par la nature à échapper aux convoitises internationales, c'est bien le Thibet; plateau glacé de plus de quatre mille mètres d'altitude moyenne, isolé du reste du monde par les montagnes les plus hautes du globe; climat meurtrier; population clairsemée, paisible, insociable, soumise à la discipline stricte d'un clergé qui conserve les pures traditions du bouddhisme. Que le mystère de ses solitudes et de ses cités défendues attire les explorateurs, que les sociologues se

passionnent pour l'étude de son étrange constitution théocratique : soit. Mais franchement on ne voit rien là qui puisse provoquer des compétitions de puissances.

Rivalités économiques? le pays est pauvre. Combinaisons stratégiques? Au Thibet plus encore qu'à l'Afghanistan s'applique le mot fameux de Salisbury : « A ceux qui m'interrogent sur le péril russe, je réponds simplement : qu'ils achètent des cartes à grande échelle. » Après des temps héroïques dans les premiers siècles de notre ère, pendant des centaines d'années, la tranquillité du « Toit du monde >> n'a été troublée que par les dissensions de ses chefs religieux, le Taché-lama de Shigatsé, incarnation de Bouddha, et le Dalaï-lama de Lhassa, qui occupe un rang moins élevé dans le Nirvana bouddhique, puisqu'il n'incarne que le premier disciple du dieu, mais qui avait obtenu la prépondérance temporelle jusqu'aux événements d'hier. Cependant, dès le xm° siècle, la Chine a imposé au Thibet un lien de vassalité. Joug très léger, d'ailleurs, qui, ne se manifeste que par la perception d'un tribut et la délégation à Lhassa d'un amban, ambassadeur ou résident de fonctions mal définies.

L'Angleterre, maîtresse de l'Inde, ne pouvait manquer d'éprouver quelque curiosité à l'égard de l'énigmatique contrée cachée par la formidable barrière neigeuse limitant l'horizon du nord. Mais il faut arriver aux toutes dernières années, pour trouver autre chose que des tentatives discrètes d'exploration ou de pénétration commerciale. L'occupation de la vallée de Sikhim en 1888 ne peut même être considérée comme une manifestation de desseins ambitieux. Cette vallée du revers méridional de l'Himalaya fait géographiquement partie de l'Inde. En 1890 et en 1893 l'Angleterre signe des conventions commerciales avec le Thibet. Elle obtient l'ouverture d'un marché sur la frontière à Yatung, l'admission en franchise de la plupart des produits britanniques, le thé excepté. Les résultats sont peu brillants. En 1901, le mouvement d'échanges ne dépasse pas 49 000 livres pour les importations et 52,000 pour les exportations, Peut-être les Anglais n'auraient-ils pas songé à s'en émouvoir et à en accuser la déloyauté des Thibétains, si un nouveau facteur n'était intervenu dans cette région de l'Asie centrale.

Il y a un peu plus de dix ans, des informations britanniques

signalaient l'arrivée à Lhassa de deux Russes, le major Kozloff et un nommé Djiorgieff. Ce dernier, un bouriate mongol appartenant au culte bouddhique, prenait rapidement une grande influence dans l'entourage du Dalaï-lama. Il était nommé grand maître de l'artillerie (!), ministre du trésor, de l'intérieur, bref jouait au factotum. Fidèle sujet du tzar, il usait de son crédit au profit de son maître, si bien qu'en 1900 et 1901 deux missions thibétaines prenaient le chemin de la Russie, trouvant à Livadia et à Pétersbourg un accueil empressé. Il n'en fallait pas tant pour attirer l'attention de l'administration anglo-hindoue. La presse britannique sonne l'alarme. Pas de doute, Djiorgieff a rapporté de sa dernière mission un traité en bonne et due forme établissant le protectorat moscovite à Lhassa. Les Anglais esquissent une tentative de diversion en nouant des relations avec le Taché-lama. C'est insuffisant, une contre-manœuvre plus précise s'impose. Elle ne tarde pas, précipitée et facilitée par la crise mandchourienne.

Dans l'été de 1903, une mission anglaise dirigée par le colonel Younghusband est envoyée à la frontière sous prétexte d'obtenir du Thibet l'exécution de la convention commerciale de 1893. Les négociateurs thibétains ne paraissent pas au rendez-vous. La petite troupe anglaise, escortée par quelques centaines de gourkhas sous les ordres du général Mac Donald se lance hardiment dans la montagne. Après une marche audacieuse, entrecoupée de combats, elle débouche le 26 juillet 1904 aux portes de la ville sainte. Et c'est dans le palais même du Dalaï-lama, le fameux Potala, que le colonel Younghusband impose, non au grand pontife qui s'est enfui en Mongolie, mais à ses conseillers, les conditions de paix. Le traité, signé le 7 septembre 1904 reprend les clauses de l'accord de 1893, avec quelques précisions et une notable extension. Trois marchés au lieu d'un sont ouverts au commerce britannique: Yatung, Gyang-Tsé et Gartok. Les Thibétains s'engagent à n'accorder aucune concession de route, de chemin de fer, de télégraphe, de mine, à n'admettre aucune immixtion étrangère dans leurs affaires, sans en référer au gouvernement de l'Inde. Ils acceptent de payer une forte indemnité de 35 millions, dont le versement est échelonné sur une période de soixante-quinze années, pendant laquelle les Anglais retiendront en gage la vallée de Chumbi, le principal couloir d'accès

au Thibet. Cette occupation prolongée prenait une véritable tournure d'annexion.

On a vu alors se produire ce phénomène presque sans précédent : un agent anglais blâmé formellement pour excès de zèle et par un gouvernement conservateur, impérialiste. Le traité Younghusband est désavoué à Londres. On lui substitue une nouvelle convention limitant l'indemnité à 12 millions et la durée d'occupation de la vallée de Chumbi à trois ans. Quelle est la raison de ce recul imprévu? On ne peut l'attribuer à la crainte d'irriter la Russie absorbée par ses désastres, ou au désir de faciliter une entente qui est encore dans les mystères de l'avenir. A-t-on redouté à Londres de s'engager dans un nouvel engrenage? Il est plus probable que la réserve du cabinet de Saint-James a été inspirée par les considérations de sa politique chinoise. Le gouvernement de Pékin a manifesté une très vive répugnance à ratifier la convention édulcorée, qui reconnaît cependant formellement les droits suzerains du Céleste Empire. Son adhésion n'a été donnée qu'à la fin d'avril 1906, après d'interminables pourparlers commencés à Calcutta et continués à Pékin. La première convention aurait été repoussée. C'eût été un conflit tout à fait inopportun au moment où la diplomatie britannique tentait de regagner de l'influence à la Cour Chinoise. Telle est l'explication la plus raisonnable d'une modération dans la victoire presque sans précédent.

Quoi qu'il en soit, cette modération a grandement facilité l'entente. de la Russie et de la Grande-Bretagne. Le gouvernement du tzar ne pouvait faire moins que de subir la contagion de ce vertueux désintéressement. L'accord anglo-russe se borne à entourer de garanties un échange de renonciations mutuelles. Dès le préambule, après un rappel de la suzeraineté chinoise, la Russie reconnaît que l'Angleterre a un intérêt spécial au maintien du statu quo créé par le traité de Lhassa. Suit une confirmation explicite de ce traité (art. 2). Les deux contractants s'engagent à maintenir l'intégrité territoriale du Thibet (art. 1), à ne pas envoyer de représentants à Lhassa (art. 3), à ne rechercher aucune concession (art. 4), à ne prendre aucune hypothèque sur les revenus du Thibet (art. 5). Une clause additionnelle envisage le cas où l'évacuation de la vallée de Chumbi serait retardée faute d'exécution par les Thibétains de clauses du trai

de septembre 1904 et prévoit un échange de vues entre Londres et

Pétersbourg.

Toutes ces dispositions tendent à placer le Thibet en dehors de la sphère d'action des deux puissances. L'Angleterre et la Russie vont jusqu'à prendre l'engagement de suspendre les explorations. La solution est bonne. Elle serait encore meilleure si une des clauses ne laissait la porte ouverte à quelques malentendus. D'après l'article 2, « les bouddhistes russes et anglais peuvent entrer en relations directes, sur le terrain strictement religieux, avec le Dalaïlama et les autres représentants du bouddhisme. Le texte prévoit bien que les relations ne peuvent avoir qu'un caractère religieux. Mais il est bien difficile de distinguer politique et religion, surtout dans un pays ou le chef de l'État est à la fois pape et empereur. Les événements des dernières années ont montré avec quelle habileté Russes et Anglais s'entendent à exploiter les dissensions religieuses des Thibétains. Tandis que le gouvernement du tzar continue d'entretenir des relations étroites avec le Dalaï-lama refugié à Ourga, l'administration anglo-hindoue a hébergé le Tachélama de Shigatse et lui prodigue les honneurs. Que se passera-t-il si jamais le Dalaï-lama cherche à rentrer à Lhassa? Les relations religieuses peuvent devenir une tentation, une cause de suspicion. qu'il eût été sage d'éviter. Il y a là dans le traité du 31 août 1907 un vice, un élément de précarité dont on aurait tort de méconnaître l'importance.

Considérée dans son ensemble l'entente anglo-russe apparaît comme le type le plus achevé d'une espèce d'accords internationaux dont les exemplaires se sont multipliés au cours des dernières années. Citons seulement l'entente Mouravieff-Goluchowki, les conventions franco-anglaises, les accords méditerranéens, le traité anglo-franco-italien relatif à l'Abyssinie. Il y en a d'autres. La caractéristique commune de tous ces accords, fruits de la concurrence impérialiste, est de ne pas se limiter à la liquidation du passé, au règlement des conflits dont les éléments territoriaux ou juridiques sont nettement délimités, mais d'anticiper sur l'avenir et de chercher à fixer ce que l'on pourrait appeler les « espérances >>

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