Sivut kuvina
PDF
ePub

au Thibet. Cette occupation prolongée prenait une véritable tournure d'annexion.

On a vu alors se produire ce phénomène presque sans précédent : un agent anglais blâmé formellement pour excès de zèle et par un gouvernement conservateur, impérialiste. Le traité Younghusband est désavoué à Londres. On lui substitue une nouvelle convention limitant l'indemnité à 12 millions et la durée d'occupation de la vallée de Chumbi à trois ans. Quelle est la raison de ce recul imprévu? On ne peut l'attribuer à la crainte d'irriter la Russie absorbée par ses désastres, ou au désir de faciliter une entente qui est encore dans les mystères de l'avenir. A-t-on redouté à Londres de s'engager dans un nouvel engrenage? Il est plus probable que la réserve du cabinet de Saint-James a été inspirée par les considérations de sa politique chinoise. Le gouvernement de Pékin a manifesté une très vive répugnance à ratifier la convention édulcorée, qui reconnaît cependant formellement les droits suzerains du Céleste Empire. Son adhésion n'a été donnée qu'à la fin d'avril 1906, après d'interminables pourparlers commencés à Calcutta et continués à Pékin. La première convention aurait été repoussée. C'eût été un conflit tout à fait inopportun au moment où la diplomatie britannique tentait de regagner de l'influence à la Cour Chinoise. Telle est l'explication la plus raisonnable d'une modération dans la victoire presque sans précédent.

Quoi qu'il en soit, cette modération a grandement facilité l'entente de la Russie et de la Grande-Bretagne. Le gouvernement du tzar ne pouvait faire moins que de subir la contagion de ce vertueux désintéressement. L'accord anglo-russe se borne à entourer de garanties un échange de renonciations mutuelles. Dès le préambule, après un rappel de la suzeraineté chinoise, la Russie reconnaît que l'Angleterre a un intérêt spécial au maintien du statu quo créé par le traité de Lhassa. Suit une confirmation explicite de ce traité (art. 2). Les deux contractants s'engagent à maintenir l'intégrité territoriale du Thibet (art. 1), à ne pas envoyer de représentants à Lhassa (art. 3), à ne rechercher aucune concession (art. 4), à ne prendre aucune hypothèque sur les revenus du Thibet (art. 5). Une clause additionnelle envisage le cas où l'évacuation de la vallée de Chumbi serait retardée faute d'exécution par les Thibétains de clauses du trai

de septembre 1904 et prévoit un échange de vues entre Londres et

Pétersbourg.

Toutes ces dispositions tendent à placer le Thibet en dehors de la sphère d'action des deux puissances. L'Angleterre et la Russie vont jusqu'à prendre l'engagement de suspendre les explorations. La solution est bonne. Elle serait encore meilleure si une des clauses ne laissait la porte ouverte à quelques malentendus. D'après l'article 2, « les bouddhistes russes et anglais peuvent entrer en relations directes, sur le terrain strictement religieux, avec le Dalaïlama et les autres représentants du bouddhisme. Le texte prévoit bien que les relations ne peuvent avoir qu'un caractère religieux. Mais il est bien difficile de distinguer politique et religion, surtout dans un pays ou le chef de l'État est à la fois pape et empereur. Les événements des dernières années ont montré avec quelle habileté Russes et Anglais s'entendent à exploiter les dissensions religieuses des Thibétains. Tandis que le gouvernement du tzar continue d'entretenir des relations étroites avec le Dalaï-lama refugié à Ourga, l'administration anglo-hindoue a hébergé le Tachélama de Shigatse et lui prodigue les honneurs. Que se passera-t-il si jamais le Dalaï-lama cherche à rentrer à Lhassa? Les relations religieuses peuvent devenir une tentation, une cause de suspicion qu'il eût été sage d'éviter. Il y a là dans le traité du 31 août 1907 un vice, un élément de précarité dont on aurait tort de méconnaître l'importance.

Considérée dans son ensemble l'entente anglo-russe apparaît comme le type le plus achevé d'une espèce d'accords internationaux dont les exemplaires se sont multipliés au cours des dernières années. Citons seulement l'entente Mouravieff-Goluchowki, les conventions franco-anglaises, les accords méditerranéens, le traité anglo-franco-italien relatif à l'Abyssinie. Il y en a d'autres. La caractéristique commune de tous ces accords, fruits de la concurrence impérialiste, est de ne pas se limiter à la liquidation du passé, au règlement des conflits dont les éléments territoriaux ou juridiques sont nettement délimités, mais d'anticiper sur l'avenir et de chercher à fixer ce que l'on pourrait appeler les « espérances »

des peuples. Qu'est-ce en effet que cette singulière procédure de délimitation de sphères d'influence, taillées dans le domaine du voisin que l'on n'a garde de consulter, sinon l'expression assez brutale de convoitises à peine dissimulées?

Les traités de ce genre sont évidemment fort contestables au point de vue juridique. Qu'il s'agisse de prendre hypothèque sur le Maroc, de déterminer le futur réseau des chemins de fer éthiopiens, de régler l'avenir de la Tripolitaine, de l'Afghanistan, du Thibet, de la Perse, les puissances étrangères qui émettent cette prétention ne peuvent invoquer comme raison de leur immixtion que l'éternel quia nominor leo. Nous sommes loin des beaux principes de la paix par le droit. Les gens pratiques diront, sans doute, que c'est déjà fort beau d'assurer la paix tout simplement. Argument qui ne manque pas de force. La fin justifie les moyens. Mais cette fin, il faut l'atteindre. Des événements récents sont là pour prouver que parfois le calcul, dont les opérateurs avaient bien cru déterminer tous les facteurs, renferme des inconnues qui se révèlent à l'improviste. Les ambitions, s'étalant au grand jour, par le seul fait qu'elles cherchent à se concilier, à se faire leur part, éveillent des convoitises latentes. L'appétit vient à voir manger. Les accords ne lient que les contractants. D'autres peuvent réclamer leur part à la curée. C'est l'histoire du Maroc. Sera-ce celle de la Perse? Espérons que non, mais n'oublions pas le tertius gaudens.

C'est là un premier point faible des accords du genre de l'entente anglo-russe. Il y en a d'autres. Les accords qui visent l'avenir sont essentiellement temporaires, car les vues de l'homme sur le futur sont essentiellement limitées. Les clauses acceptées par l'Angleterre et la Russie répondent au sentiment que les deux puissances ont actuellement de leurs intérêts. Combien de temps cette conception sera-t-elle exacte. L'immense empire moscovite affaibli par une crise pénible éprouve un pressant besoin de recueillement. Mais qui oserait soutenir que, dans une période indéterminée, retrempé dans l'épreuve, ses forces renouvelées il ne ressentira pas de nouveau le besoin d'expansion, la hantise de la mer libre, il ne se trouvera pas à l'étroit dans la zone qu'il juge aujourd'hui suffisante? Il en va de même de l'Angleterre. Assagie par la guerre sud-africaine, préoccupée d'une grave évolution sociale, inquiète des progrès d'un

rival redoutable, elle limite son effort, concentre ses forces. Mais plus tard?... Jamais elle ne renoncera à la primauté en Asie.

L'accord anglo-russe est donc limité dans le temps. C'est un point qu'il ne faut pas perdre de vue pour en apprécier la véritable portée. Cette caractéristique est si évidente que l'on est presque surpris de ne pas trouver une clause restrictive de durée. On l'a sans doute jugée superflue et on a préféré laisser faire le temps. C'est sagesse. Mieux que la volonté des hommes, l'activité des peuples orientera l'avenir. Ne cherchons pas à voir trop loin. Sir E. Grey et M. Isvolsky ont agi prudemment en se bornant à régler une entente qui, dans la mesure du possible, supprime toute chance de conflit pour une période assez longue. En cela, ils semblent avoir réussi. Concessions et profits sont assez équitablement partagés.

L'Angleterre obtient une garantie de sécurité pour la frontière de l'Inde, protégée désormais, sur le revers de la montagne, par une zone de couverture avancée s'étendant de la frontière chinoise au golfe Persique. Avantage inestimable si l'on en juge par l'obstination que les hommes d'État anglais ont apporté à sa réalisation. Et ce succès n'est vraiment pas acheté trop cher. Qu'abandonne la Grande-Bretagne? Les aléas d'une expansion chimérique au Thibet, les risques d'une politique de réaction violente contre l'influence moscovite en Perse. L'actif dépasse largement le passif.

Les avantages de l'accord pour la Russie sont moins apparents car ils sont, en quelque sorte, négatifs. On devait craindre à SaintPétersbourg de voir se renouveler dans l'Asie Centrale les difficultés éprouvées en Extrême-Orient, de ne pouvoir opposer à une vigoureuse offensive britannique que l'effort inférieur d'une puissance entravée par de grosses préoccupations internes. Le péril est conjuré. Force a été de faire la part du feu, d'abandonner quelques précieux atouts. L'essentiel est que les cartes maîtresses soient sauves, et elles le sont. La Russie garde en Perse, où sont ses principaux intérêts d'avenír, une position vraiment forte. Elle ne sacrifie pas définitivement les rêves d'expansion vers la mer et elle se ménage, pour une période de transition qui sera longue vraisemblablement, une large sphère d'activité économique. On pouvait craindre pis.

Ainsi, grâce à d'heureuses combinaisons d'équilibre, l'entente des

grands rivaux asiatiques le présente comme l'heureuse réalisation de mutuelles aspirations pacifiques. Elle offre de sérieuses garanties d'efficacité et conjure toute crainte d'un conflit prochain dans l'Asie Centrale. Par ce seul fait, elle ne saurait manquer d'avoir une répercussion opportune sur la politique mondiale et particulièrement sur la situation européenne. Il ne faudrait pourtant pas se laisser entraîner à tirer des déductions exagérées d'analogies plus apparentes que réelles. L'accord anglo-russe diffère beaucoup de l'accord anglo-français. Le traité Delcassé-Lansdowne du 8 avril 1904 a été une conclusion, l'aboutissement d'une évolution qui, par une habile préparation, a rapproché en Angleterre et en France non seulement les gouvernements mais les sentiments populaires. L'entente cordiale serait bien fragile, si elle ne reposait que sur la base d'une convention inégalement avantageuse. Elle a des racines plus solides dans les intérêts des peuples. Nous ne voulons pas dire qu'il n'existe pas entre les nations Anglaise et Russe des raisons analogues militant en faveur d'un rapprochement étroit, raisons dont des événements plus ou moins prochains feront ressortir la valeur. Mais nous n'avons pas à anticiper sur l'avenir. Considéré en lui-même le traité Grey-Isvolsky n'est qu'un point de départ. C'est une entente exclusivement diplomatique. Les peuples n'y ont aucune part. Sans attacher plus d'importance qu'il ne convient à certaines manifestations des libéraux anglais, on ne saurait méconnaître un état d'opinion assez caractérisé pour que le gouvernement de sir H. Campbell Bannerman ait cru nécessaire d'éviter toute discussion immédiate à la Chambre des Communes. La défiance des radicaux britanniques à l'égard du gouvernement du tzar ne désarme pas. Tant que subsisteront ces sentiments de la majorité du peuple anglais, ce serait une illusion que d'envisager un développement plus intime des relations Anglo-Russes.

Il n'est pas d'ailleurs démontré que l'on considère actuellement à Saint-Pétersbourg un tel développement comme désirable. De par sa situation géographique sans parler des solidarités polonaises -la Russie est tenue à de grands ménagements envers l'Allemagne. L'influence allemande trouve des appuis jusque dans l'entourage immédiat de Nicolas II. Impuissante à modifier l'orientation générale de la politique russe, qui reste basée sur l'alliance avec la

« EdellinenJatka »