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les survivants de ces temps douloureux mais temps aussi d'espoir indompté et de vivaces énergies, tous nous songions à refaire la France, à la refaire matériellement et moralement, à la refaire d'abord au dedans pour la refaire bientôt au dehors. La politique était naturellement, avec l'armée, le premier souci de la France vaincue; car, si notre France avait été défaite et mutilée, la faute en était, avant tout, aux erreurs ou aux inconséquences de sa politique.

Pendant que la plupart des Français, en leur ardent désir de reconstituer la France, étaient surtout préoccupés de la doter d'institutions qui lui pussent assurer la liberté, la stabilité, la paix intérieure, Boutmy, plus sage, songeait surtout à faire des hommes. Il sentait que si importantes que fussent les institutions, si grand intérêt qu'eût la France à ce qu'elles fussent adaptées à ses besoins et conformes à son génie, les institutions et les constitutions ne valent jamais que ce que valent les hommes appelés à s'en servir. Ce maître en histoire constitutionnelle savait déjà que, si ingénieuse que puisse être une machine politique, si bien agencé qu'en semble le mécanisme, elle ne peut fonctionner sans accidents qu'aux mains de mécaniciens instruits et expérimentés, capables au besoin d'en réparer ou d'en renouveler les rouages. Ces mécaniciens, ces techniciens, ces spécialistes politiques, il résolut de les donner à la France.

Il n'était pas de ceux qui, avec une superstitieuse révérence, attribuaient à l'instruction obligatoire et à l'instituteur prussien les victoires de Moltke et les triomphes de la diplomatie bismarckienne. Si noble et si urgente que lui parût la grande tâche de l'éducation populaire, Boutmy sentait qu'elle ne pouvait suffire au relèvement. d'un pays tel que la France. Certes, c'était servir la patrie, encore meurtrie de ses défaites, que d'élever, pour la France et pour la République, des générations de citoyens libres et de patriotes conscients; mais eût-elle entièrement réussi, en cette tâche nécessaire, que l'œuvre de l'éducation nationale fût demeurée incomplète. Pour replacer la France à son rang parmi les nations, il fallait quelque chose de plus et de plus difficile encore; il fallait assurer, à la démocratie française, des hommes capables d'en discipliner l'effort et d'en diriger les énergies, au dehors comme au dedans; à l'État, des serviteurs aptes à en conduire tous les grands services; il fallait dresser pour la France nouvelle, des administrateurs, des financiers, des diplomates, des politiques et si possible, lui élever des hommes d'État.

Cette œuvre, malaisée entre toutes, la plupart des Français, s'ils en eussent aperçu la nécessité, l'eussent confiée, selon la routine séculaire, à l'autorité omnipotente dont ils étaient habitués à tout attendre, à l'État. Tout autre était la pensée de Boutmy.

Il croyait que pour rendre à la France, et à l'État lui-même, tous les services qu'il leur en promettait, un pareil enseignement avait, par-dessus tout, besoin de liberté et d'impartialité; il jugeait que, par cela même, il fallait avoir soin de le placer au-dessus des passions politiques et des luttes des factions, à l'abri de l'esprit de parti. Il sentait que, pour créer un pareil enseignement, pour le rendre vivant et fécond, il ne fallait pas s'adresser à tel ou tel corps de professeurs; mais, au contraire, en recruter les maîtres dans toutes les fonctions et les carrières, en faisant librement appel à tous les talents et à toutes les compétences, sans distinction d'origine, comme sans acception de partis.

C'est de cette conception qu'est née l'École libre des Sciences politiques. Pareille création, en un pays comme le nôtre, au lendemain de nos désastres, semblait au-dessus des forces d'un homme, d'un jeune homme surtout qui, malgré ses talents variés, ne possédait ni l'autorité d'un grand nom, ni la puissance d'une grande fortune, ni l'appui du pouvoir. Boutmy n'en réussit pas moins, en peu de mois, à ouvrir la nouvelle École. Grâce à sa ténacité douce, à sa souple énergie, à son rare don de persuasion, il sut se procurer les ressources et les concours nécessaires.

Miracle plus étonnant encore, il sut, pour cet enseignement improvisé, découvrir et, comme on l'a dit, inventer des professeurs, dont la plupart s'ignoraient eux-mêmes, et qui sont devenus, sous sa direction, l'honneur de l'École et de la France. Ces maîtres éminents, historiens, juristes, diplomates, économistes, financiers hommes d'études ou hommes d'action, — hommes privés ou hommes publics qu'il est allé chercher dans les milieux les plus divers, ces collaborateurs qu'il nous a légués, Boutmy ne me pardonnerait point de ne pas les associer, en ce jour, à son souvenir, comme ils l'ont été à son œuvre.

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Avec de pareils maîtres, dirigés par un tel guide, le succès ne pouvait faire défaut. Il est venu, peu a peu, grandissant d'année en année, l'École se développant avec une régularité constante, à la façon d'une plante vigoureuse en un sol profond.

Le succès a été tel que, à plus d'un égard, il a dépassé les espérances de Boutmy, sans peut-être avoir égalé toutes ses ambitions. Nous n'avons qu'à nous souvenir des jeunes hommes que nous avons vus s'asseoir sur ces bancs, depuis un tiers de siècle; nous n'avons qu'à parcourir la longue liste des diplomates, des financiers, des administrateurs, des écrivains, des politiques sortis de ces murs, et dont la plupart sont encore aux débuts de leur carrière, pour être fiers de l'œuvre dont Boutmy nous a faits les collaborateurs. Nous avons le droit de l'affirmer en glorifiant sa mémoire, cette libre École a donné à la France et à l'État, dans les domaines les plus

divers, des serviteurs tels que, aux plus brillantes époques de sa longue histoire, la France n'en a jamais connu de meilleurs, de plus compétents, de plus dévoués. Diplomatie, Conseil d'État, Inspection des finances, toutes les hautes carrières publiques, qui ont trouvé en cette maison leur pépinière, possèdent aujourd'hui un personnel qui fera de plus en plus honneur à la France, et à l'École dont il est presque tout entier sorti. Et s'il m'est ici permis de ne rien taire de la vérité, j'oserai dire que la supériorité de certains de ces grands services éclaterait encore plus à tous les yeux, si les concours publics en étaient demeurés la seule porte, et si l'accès en restait toujours fermé à la faveur.

Certes un pareil succès eût suffi à la réputation d'une école et à la gloire d'un maître. Mais pourquoi ne pas l'avouer? ceux d'entre nous qui ont eu le bonheur d'être les amis de Boutmy et les confidents de sa pensée, savent que plus hautes encore avaient été ses premières ambitions. Il avait espéré ou rêvé davantage. Il s'était flatté de former ici une élite, ou, comme il aimait à dire, une tête de nation, à laquelle serait spontanément revenue, au moins pour une large part, la direction des affaires publiques. Noble et grand rêve, mais rêve téméraire, à tout le moins prématuré, en un temps comme celui-ci, en un pays comme le nôtre! Former une élite, préparer une tête de nation, Boutmy n'est pas le seul à y avoir songé, ni à y avoir travaillé. C'était bien là aussi l'espoir ou le rêve de tous les grands éducateurs qui, à côté de Boutmy, et parfois à son exemple, se sont efforcés de renouveler notre enseignement supérieur. Dirons-nous qu'ils y ont tous également échoué? Non, ce serait être injuste envers eux et envers nous-mêmes. Cette élite, cette tête de nation, à bien regarder autour de nous, elle existe, elle est au moins en formation, et nous y contribuons ici pour notre part. Mais, à une époque de rapide évolution sociale comme la nôtre, devant une jeune démocratie, ambitieuse et impatiente, confiante en ses forces et en ses lumières, et défiante de tout ce qui ne lui semble pas sortir de son propre fond, le plus malaisé n'est pas de former une élite, mais bien de lui assurer, en politique surtout, le légitime ascendant que réclament pour elle l'intérêt public et peut-être le salut même de notre Démocratie. Cette élite, cette tête de nation, faut-il, pour cela, renoncer à la former? Boutmy ne le pensait point, et nous n'avons pas le droit d'en désespérer plus que lui. Des hautes ambitions qu'ils nous a léguées, nous n'en devons abdiquer aucune. Certes, ce n'est pour nous, ni une mince tâche, ni un mince honneur que de préparer à l'État des fonctionnaires compétents et des serviteurs dévoués, et mieux nous y réussissons, plus nous devons nous y appliquer; mais à cela ne doivent point se borner nos efforts. Pour demeurer fidèles à la pensée de Boutmy et à la vocation de l'École, engendrée

par lui aux jours d'épreuves, il convient de ne rien abandonner de la mission de relèvement national qu'il lui avait osé assigner.

Schola virorum civiumque nutrix, est-il gravé dans le bronze de la médaille de Roty. Telle doit rester la devise de notre École, et telle est la tâche que tous, professeurs ou anciens élèves, nous devons l'aider à remplir.

Cette haute tâche, imposée à l'École par le patriotisme de son fondateur, la renommée de l'œuvre de Boutmy n'a pas permis que la France seule en profitât. Là encore, le succès a dépassé toutes nos espérances. Boutmy n'avait en vue à l'origine que la grande blessée de 1870; il s'est trouvé, conformément aux instincts et à la vocation de l'esprit français, qu'en travaillant pour la France, il travaillait pour le monde. Car son œuvre a bien vite débordé la France et l'Europe elle-même. Non seulement elle a rencontré, dans les deux hémisphères, des imitateurs, mais de tous les pays, de tous les continents, nous sont accourus des élèves, de la jeune Amérique, ou mieux des jeunes Amériques, comme de l'antique Asie, impatiente de rajeunir. Faible ou puissant, monarchique ou républicain, il n'est peut-être pas un État, pas un peuple du monde qui n'ait été représenté sur ces bancs; il en est bien peu d'où ne nous soit venu, lors de la souscription à ce monument, des témoignages de reconnaissance envers le fondateur de ce large enseignement, ouvert sans distinction aux hommes de toute race, de toute religion, de toute civilisation.

Cet afflux d'étrangers, attirés à nous par son œuvre, Boutmy en était fier, pour l'École, et pour la France; il avait conscience que, par là aussi, il contribuait à relever l'ascendant du pays, auquel il conférait une primauté nouvelle. Son patriotisme n'avait jamais borné son horizon à nos étroites frontières. Il était heureux de voir cette École, fondée pour la France, devenir un centre international, sentant ce qu'y devaient gagner en largeur et l'enseignement de nos maîtres et l'intelligence de nos élèves. Comme aucune des hautes aspirations de ce temps ne lui était étrangére, pourvu qu'elle ne heurtat ni son patriotisme ni sa raison, il aimait à penser que, par l'unité des méthodes et par la confraternité des études, cette École française travaillait, pour leur bien mutuel, au pacifique rapprochement des civilisations et des peuples. Et c'est encore là une tâche à laquelle, fidèles à son exemple, nous saurons ne pas faillir.

Mesdames, Messieurs,

En inaugurant le monument du fondateur de notre École, vous ne me pardonneriez pas d'oublier ceux qu'il avait intimement associés à sa vie comme à son œuvre. Sa famille d'abord, cette famille encore récemment si cruellement éprouvée; sa noble femme, avant tout,

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compagne de ses heureuses et trop courtes années, confidente et collaboratrice de ses hautes pensées; celle qui, au lendemain même de leur union, était venue, avec lui, installer ici, en cette maison, un foyer trop tôt brisé, que la maladie, avant la mort, avait déjà rendu solitaire. Aucun de ceux d'entre nous qui ont eu l'honneur de l'approcher, n'oubliera jamais l'exquise et fière distinction de ses traits, la hauteur généreuse et la loyale vivacité de ses sentiments, le charme doux et sévère à la fois et la grâce sérieuse de toute sa personne, qui s'alliaient si bien, en un tout harmonieux, à la ferme intelligence et à la virile délicatesse de son époux. A cette noble femme, en cette heure même retenue, malgré elle, loin du monument élevé à la gloire de celui dont elle porte le nom, montent, aujourd'hui, avec nos respectueux regrets, nos douloureux hommages.

Après la famille de Boutmy, ses collaborateurs disparus. En ces murs où retentissait naguère leur voix, en ce jour d'hommage suprême au fondateur de notre École, n'est-ce pas, pour nous, un devoir pieux, de joindre à son souvenir, celui de ses collaborateurs qui l'ont précédé, ou hélas! déjà suivi dans la tombe? Entre tous, vous me permettrez d'évoquer ici les deux plus illustres, Taine et Sorel, dont le nom demeure à jamais lié à celui de Boutmy, comme à la fondation de l'École. Qu'ils restent unis dans la mémoire reconnaissante de nos élèves, les noms glorieux de ces maîtres, de ces parrains de l'École, dont ils verront planer l'image au-dessus de leur front, en ce préau où, près du monument de Boutmy et du pensif médaillon de Taine, nous comptons dresser l'austère buste de Sorel! Qu'en se promenant, ou en discutant entre eux, à l'ombre de ces grands morts, ces jeunes gens de tous pays s'inspirent virilement, selon le libre esprit que nous nous efforçons de leur inculquer ici, des leçons et des exemples de ces maîtres de la pensée française.

Discours de M. Albert Delatour, directeur général de la Caisse des Dépôts et Consignations, président de la Société des anciens élèves et élèves de l'École libre des Sciences politiques.

Mesdames, Messieurs,

En célébrant, le 28 janvier 1906, l'œuvre admirable que Boutmy avait créée, Albert Sorel disait de lui : « Après avoir été en sa vie le chef de la famille, il deviendra le protecteur invisible du foyer construit par ses mains; notre ami d'hier est désormais l'ancêtre de demain. » Il l'est déjà et, bien qu'il soit toujours difficile de répondre de la mémoire des générations à venir, on peut cependant affirmer dès maintenant que le nom de Boutmy restera inséparable de celui de l'École libre des Sciences politiques.

Mais s'il n'était pas besoin d'un monument pour perpétuer le sou

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