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rées du préfet; sans compter les commérages, les bavardages et les potinages, « mauvaise langue, œil perçant », disait-on depuis longtemps des Florentins,... et puis, il y avait le Carnaval (ce fut toujours une grande affaire que le Carnaval à Florence) et puis les processions, et les défilés, et les revues des troupes,... et pour les lettrés, nous sommes dans la «< Cité des Lettres », quelques vagues Académies, où l'on continuait à commenter Dante, à réciter le Tasse et à copier Pétrarque ou Boccace. Faut-il ajouter que le plus grand nombre se contentait de cette existence égale et morne? Au demeurant, on vivait. Et pourvu qu'on ne s'occupât« ni de l'autorité, ni du culte, ni de la politique, ni de la philosophie, ni des gens en place, ni des corps en crédit... ni de personne qui tint à quelque chose »>, on vivait tranquille, sous un souverain qui s'intitulait, luimême, « un despote paternel ». << Si l'inertie avait un palais, comme les poètes en ont élevé pour le sommeil, certainement il devait être placé à Florence 1. »

Mais à côté de cette masse inerte, augmentait chaque jour la petite minorité des remuants et des agités. C'étaient, principalement, des médecins, des avocats, des fonctionnaires, des étudiants. Épiés et traqués par la police, ils se réunissaient en cachette dans les loges de carbonari, les magasins de libraires, les arrières-boutiques de pharmaciens. Là, entre amis, il ne se gênaient pas pour dauber sur le Grand-Duc, sur l'Autriche, sur les prêtres, et pour lire, sans la permission alors exigée du Vicaire-Capitulaire, les livres interdits: les Encyclopédistes, Voltaire, Rousseau, bien d'autres encore... Patriotes avec Alfieri, mais républicains avec Mazzini, ils commentaient avec aigreur l'échec de 48 et ne se faisaient pas faute de l'attribuer à la trahison de Charles-Albert.... Aussi, pourquoi s'être fiés à ce monarque indécis, à ce roi tâtonneur, «re tentenna »>, plutôt que d'avoir proclamé la République? C'était par les révolutionnaires que le mouvement avait commencé, à Milan; c'était par la République qu'il s'était maintenu le plus longtemps, à Rome, à Venise; il fallait refaire la Révolution, il fallait imposer la République fût-ce par la force et dût-on, pour ce faire, soulever la populace... Mais que tenter avec le peuple, quel fonds faire sur lui, tant

1. Niccolini.

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qu'il serait dans la main des prêtres? Révolutionnaire, républicain, anticlérical, voilà ce qu'on était alors; ce que les policiers traduisaient en rapports incolores, mais les policiers doivent être lus entre lignes. « La maudite maladie jacobine se répand formidablement, ils sont chauffés pour la liberté, ils font vœu d'éviter de saluer notre souverain, de ne jamais passer devant le PalaisRoyal, de ne pas aller à la messe. Pour eux, Dieu n'existe pas et l'âme n'est pas immortelle. Ils croient plus à l'indépendance italienne qu'à l'Évangile1. »

C'est là, le milieu où Carducci passa son enfance et qui devait le marquer de la première empreinte. Puis, il alla au collège, et, à défaut d'autres maîtres sans doute, ce fut chez des ecclésiastiques. Inutile d'ajouter, d'après un mot encore en cours aujourd'hui, qu'il n'eut jamais « l'esprit de la maison » : témoin les fréquentes escapades qu'il faisait chez certain tailleur de la ville, pour lire les livres défendus. C'était toujours la grosse question que celle des livres défendus. Et combien de pays, au surplus, où tant de Révolutions n'ont abouti qu'à conquérir pour tous le droit de tout lire et de tout écrire?

En 1856, il était docteur en lettres et en philosophie. Il donnait des leçons, il collaborait à une édition de poètes latins. C'était la vie difficile connue de tant d'étudiants pauvres. Entre temps il publiait et ses vers commençaient à circuler parmi ses intimes. En 1860, déjà connu, il était par le nouveau gouvernement nommé professeur à Bologne.

« Bologne, la vieille ville, la ville âpre et remueuse du Moyen âge, la berceuse des factions, la ville à l'esprit osé, révolutionnaire, précurseur des idées nouvelles, la cité qui a pour devise: Libertas 2. >> Historien, critique, philologue, se passionnant pour les origines de la littérature italienne, éditant des textes inconnus, rééditant des textes oubliés, publiant de volumineuses études sur la poésie du xive siècle... conférencier, orateur... poète... c'est là

1. Cité par Julien Luchaire, Essai sur l'évolution intellectuelle de l'Italie, Paris. 1906.

2. Goncourt, Voyage d'Italie.

que Carducci devait passer ses jours. Professeur à 3,000 francs, à 3,500, pour finir à 8,000, il menait l'existence d'un provincial rangé. Son seul luxe était d'acheter des livres, sa seule distraction d'aller, vers les quatre heures, chez son éditeur Zanichelli. Il s'y rencontrait avec des amis on prenait le café ensemble, on causait, on lisait les journaux, on parcourait les revues, on feuilletait les ouvrages récents,... on récitait des vers. Un jour qu'on le félicitait d'une poésie nouvelle, on l'entendit murmurer: « Dante! Dante! qui jamais égalera Dante! » C'était un modeste! que de fois ne l'avait-on pas comparé à Dante!

Dans le clair hiver s'élève la sombre Bologne et ses tours,

Et plus haut les collines blanches de neige sourient.

C'est l'heure suave où le soleil mourant salue

Les tours et ton temple, divin Pétrone;

Les tours dont les créneaux ont été léchés par l'aile de tant de siècles
Ainsi que du temple solennel la cime solitaire.

Le ciel dans une froide lumière de diamant étincelle,

Et l'air, comme un voile d'argent s'étend

Sur le forum, estompant en leurs contours les masses
Formidables qu'éleva le bras cuirassé des ancêtres.

Sur les hauts faites s'attarde le soleil regardant

Avec le sourire languissant qu'ont les violettes,

Et dans la pierre grise et dans les briques d'un sombre vermillon
Il paraît réveiller l'âme des siècles.

Telle, la Muse sourit de loin à mon vers où tremble

Un vain désir d'atteindre à la beauté antique 1.

En 1904, déjà malade, Carducci dut renoncer à son cours. Presque paralysé, il ne sortait plus guère; à peine si, de sa main engourdie, il pouvait tenir une plume. Un de ses amis lui ayant envoyé quelques plumes d'oie, dans l'espérance qu'elles lui seraient plus faciles à manier que ses plumes ordinaires, reçut de lui ces quelques vers... ses derniers.

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Je veux écrire vite

Comme à mes bons jours,

Vole comme la pensée, ma bonne plume,

Ne te rappelle pas le pesant oiseau palustre dont tu viens,

Vole là où t'envoie mon désir,

O belle plume, ô plume illustre.

Vole, vole, pour Dieu, ne te laisse pas rattraper

Par ta sœur du travail industriel.

:

Cette plume fut la dernière dont il put se servir cette poésie fut la dernière qu'il put écrire.

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Quelques mois avant sa mort, le 10 décembre 1906, entouré de sa famille, du préfet, du syndic, du recteur, de quelques amis, il reçut le prix Nöbel des mains de l'ambassadeur de Suède. << Toutes vos œuvres, illustre maître, ont célébré le culte de l'idéal... C'est toujours l'idée de la patrie qui a dominé votre pensée, de la patrie telle que l'ont reconquise et réédifiée vos contemporains, avec leurs batailles et leurs victoires, leurs souffrances et leurs luttes, leurs martyrs et leurs triomphes... Dans votre œuvre, la grandeur romaine s'allie à la grâce italienne ». Il ne devait plus vivre que quelques mois; il s'éteignit le 16 février 1907.

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Sa mort fut une apothéose. Séance tenante, les Chambres votèrent le transfert de son corps à Santa Croce, à côté de Galilée, de Michel-Ange, de Machiavel, d'Alfieri, de Rossini. Et cela ne parut pas encore suffisant à certains disons que c'étaient des poètes. « C'est à Rome, au Forum, que doit être porté son cadavre, pour être toute une nuit veillé par le peuple, et le matin à l'aube incinéré au sommet de l'Arc de Titus... Ainsi, pendant les longs crépuscules, sur les rives du fleuve sacré, son esprit pourra retrouver les grandes ombres des héros. 1» Mais, «il eût été plus facile d'enlever à Bologne ses tours, que le corps de Carducci ». On dut s'incliner et se contenter de grandioses funérailles.

Les télégrammes affluèrent télégrammes du roi, de la reinemère, des ministres, de presque toutes les villes d'Italie télégrammes où l'on célébrait « le plus grand des citoyens... le plus grand des éducateurs... le plus pur des poètes... celui qui des sources éternelles d'Athènes et de Rome avait fait jaillir la beauté et

1. Giornale d'Italia (17 fév. 1907).

la gloire de sa race... » Et toujours revenait comme un refrain funèbre... « Carducci, poète de la patrie... Carducci, poète de l'Italie... Carducci, poète national de la Troisième Italie... de la PlusGrande Italie. »

Même la Troisième alliée, la grande voisine, l'Autriche, finit par prendre ombrage, et maint journal de Trente et de Trieste fut mis sous séquestre, pour avoir trop bien glorifié ce poète trop italien.

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Quelles idées représentait donc Carducci, puisqu'aussi bien, c'est seulement comme poète représentatif que nous avons à l'étudier ici?

Révolutionnaire et républicain après 1848, monarchiste en 1839, puis révolutionnaire et républicain en 1860, pour redevenir royaliste sur le tard; violemment anticlérical et tout imprégné de paganisme, et cependant, à certaines heures bien fugitives il est vrai, comme touché de mysticisme voilà ce que fut Carducci. Poète national, : c'est-à-dire représentant les idées de toute la nation, le fut-il vraiment?

L'Italie est monarchiste (je parle pour le grand nombre et non pour quelques rares républicains, que malgré quelques brouilles passagères Carducci représentait certainement), mais en même temps, n'est-elle pas Mazzinienne et Garibaldienne? L'Italie est catholique (je l'entends de la masse et non des anticléricaux ou des indifférents, ni de ceux qui ont ou croient avoir l'âme païenne, comme il sied aux héritiers de Rome, et ceux-ci encore Carducci les représentait non moins sûrement), mais en même temps, les plus catholiques n'y sont-ils pas fréquemment antipapistes, les plus religieux n'y confondent-ils pas trop souvent la religion avec la superstition, cette fausse figure du mysticisme, dans leurs fêtes à demi païennes? C'étaient là, certes, pour Carducci, bien des points de contact avec la nation. Avouons-le pourtant, Carducci ne fut jamais lu par la foule il ne fut compris et apprécié que par une minorité, si elle le préfère, par une élite, très remuante et très agissante. Poète de la Révolution, de la lutte contre Rome, même rallié à la monarchie, Carducci resta, comme tant d'autres révolutionnaires, à la tête

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